Tout d'abord, imaginez vous dans une forêt.

Oui, une forêt remplie d'arbres étranges, hybrides organiques et synthétiques. Pas d'oiseaux, mais à la place le chant des synthétiseurs. Alors que vous venez vous promener, vous êtes attirés par le bruit sourd mais certain de percussions électroniques au loin. Et puis vous arrivez dans une clairière ou quatre individus habillés en buissons génèrent une musique tribale.

La Forêt de Nos Problèmes

Parce qu'en gros, Snapped Ankles, c'est ça.

Quatre artistes originaires de Londres qui ont décidé un jour de créer un concept étrange, "Come Play The Trees". En gros, au début des années 2010, dans le quartier de Hackney, ces artistes ont décidé de faire une performance musicale axée autour de l'écologie. Comment faire de la musique avec des arbres ? Tout simplement en associant à de vieilles branches séchées des oscillateurs et des triggers synthétiques qui permettent de créer des sons en venant les frapper.


Le truc, c'est que les musiciens ont également décidés de rester anonymes. Pour ce faire, un peu à la manière des Residents, ils décident de porter des masques de camouflage militaire, des "salades", qui leur donnent l'apparence de buissons. Qui plus est, ils s'affublent de pseudonymes. Le batteur se nomme "Zampirolo", le frontman, "Austin". Il n'existe pas de photos ou de vidéos du groupe à visage découvert. J'ai eu l'occasion de les voir sur scène, et donc d'assister à leur balance à visage découvert. Il s'agit en fait de plusieurs hommes tous âgés entre trente et cinquante ans qui disposent d'une énergie folle.


En 2017, Snapped Ankles devient un véritable groupe de rock et se décide à exporter son projet de performance musicale sous format d'album. A ce jour, ils ont déjà sortis trois LP : Come Play The Trees en 2017 qui formait une sorte de "best-of" de leurs performances pendant 5/6 ans; Stunning Luxury en 2020, qui poursuivait le projet dans une forme nettement plus rock, puis le disque chroniqué ici, Forest Of Your Problems sorti en 2021 et qui fait un peu la fusion des deux premiers disques.


Ce dernier album se compose de dix titres, certains uptempo, d'autres plus planants. De l'intro psychédélique de "Forest Of Your Problems" jusqu'à l'outro qui porte le même titre, le groupe développe son style particulier sur plusieurs titres phares. "The Evidence" et "Rhythm Is Our Business", les deux principaux singles du disques, reprennent la recette qui fait le succès du groupe sur scène : batterie motorik à la Neu!, lignes de basses répétitives (jouées sur une vraie basse ou un synthé, c'est selon) agrémentées de percussions synthétiques, de riffs de guitares assez tranchantes et de mélodies ou en tout cas d'hurlements de synthés évoquant le meilleur de Devo. Austin, le front man, déclame des paroles assez absurdes sur sa propre vision du monde sur un ton assez nonchalant qui force là encore une comparaison avec le défunt leader de The Fall, j'ai nommé Mark E Smith.


Une sorte de "Kraftwerk Agricole"

Bizarrement, dans les rares interviews que j'ai pu trouver du groupe, Snapped Ankles se défend complètement de ces influences post punk et new wave. Austin évoque simplement son amour pour Kraftwerk et évoque les débuts du groupe, qui forcent les comparaisons avec un certain son post punk :

Nous voulions simplement faire de la musique avec des instruments qui en principe sont difficiles à utiliser. Ces instruments (nf : des oscillateurs de synthétiseurs fusionnés sur des branches d'arbres) ne produisaient qu'un seul son. Impossible donc de faire une mélodie, mais si on commençait à inclure d'autres instruments, il fallait trouver un moyen de les accorder avec tous les autres. [...] En fait, à partir de là, nous cherchions à faire de la musique de fête avec une guitare et une basse, tout en apprenant à jouer avec ces bûches synthétiques, créant par là même des riffs qui dévoilaient notre intention. Ces premiers bœufs démontraient que nous cherchions basiquement à devenir une sorte de Kraftwerk agricole.

Par ses références appuyées à Kraftwerk, Austin et le groupe avouent également qu'à travers leur musique, ils cherchent simplement à faire un constat sur le monde actuel. A l'image des "robots de Düsseldorf" qui annonçaient l'avènement d'une société de technologie, ils décident de s'habiller en "buissons" afin, d'en quelque sorte, faire la promotion d'un retour à la vie organique tout en critiquant de manière acerbe le mode de vie consumériste de la société des années 2020. Dans "Rhythm Is Our Business" par exemple, Austin chante :

We'll stake our claim on the commons / Make a fence really / Because nature was my metal -> Nous revendiquerons nos droits sur les biens communs / Construire une clôture / Parce que la nature était mon métal

Le reste de l'album, fort sympathique, explore également des territoires plus psychédéliques, notamment sur l'instrumental "Susurrations In The Forest" ou le très acide "Psithurhythm" qui lui encore appelle l'auditeur à se laisser porter par les pulsations de la nature. La seule chanson d'amour signée par le groupe, "Undilated Lovers", est évidemment dédiée à un arbre. Enfin, c'est certainement sur le groove presque funky de "Shifting Basslines Of The Cornucopians" que le groupe touche du doigt son côté le plus politisé :

It's A Great Time To Be Alive / This indoctrination of fiscal harassment / Overwhelms the safe and just place we inhabit -> C'est une super époque pour être vivant / Cet endoctrinement du harcèlement fiscal / Submerge l'endroit sûr et juste que nous habitons

Alors que le groupe cherchait simplement à faire la promotion d'une performance art-rock autour des arbres sans véritable conviction avant 2017/2018, il est désormais clair qu'il s'engage pour de bon dans un message politique d'écologie.


L'album se termine sur "The Prince Is Back", certainement la meilleure preuve que le groupe est également capable de faire du funk; suivi de l'assez long "Xylophobia" qui évoque là encore le meilleur de Can tout en continuant de marquer le coup en s'attaquant cette fois aux chasseurs et aux industriels de la déforestation.


Chaos Contrôlé

Sur le papier, si la musique de Snapped Ankles semble être un peu trop politique et désabusée, croyez moi, c'est sur scène que le groupe prends vraiment toute son ampleur.

Très construite sur disque, le post-punk synthétique du quartet londonien devient presque chaotique sur scène, mais une sorte de chaos contrôlé, d'abord et avant tout à cause du matériel et des synthétiseurs vintages soumis aux affres des voyages. Chaque concert du groupe est un évènement. A part le front man et le claviériste au nom inconnu, je suis quasiment certain que le line-up change à chaque tournée, jouant directement sur l'exécution des morceaux. Par exemple, avant le covid, le groupe joue beaucoup avec des séquenceurs ou des backing tracks (en témoigne cette performance de "Johnny Guitar Calling Gosta Berlin" chez KEXP) dont ils semblent s'être débarrassés à partir de la tournée de 2021.


C'est également le meilleur moyen de se rendre compte à quel point le groupe forme une unité technique et précise axée autour d'une section rythmique en béton, tout en se laissant une large marge d'improvisation mélodique. C'est Austin, le front man, qui, souvent, monopolise l'attention en courant partout pour jouer avec ses branches synthétiques, ajoutant à la mystique de Snapped Ankles. Vous avez non pas l'impression d'assister à un meeting écologiste mais véritablement à une sorte de messe new-age et post punk unique en son genre. Donc, si vous avez l'opportunité de les voir un de ces jours, croyez moi, ça en vaut la peine. Si vous aimez autant le krautrock que la new wave expérimentale que le garage-punk des Osees ou de King Gizzard, vous allez forcément aimer les Snapped Ankles.


Citations d'Austin extraites de l'interview "Snapped Ankles Unmasked" disponible ici.

Blank_Frank
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le 20 sept. 2023

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