Écouter les derniers enregistrements du King, c'est comme partager un repas avec un ami dont on sait qu'il va mourir. On savoure chaque bouchée, chaque parole mais on est aussi infiniment triste car on devine que ce sont les derniers moments passés ensemble. Quand on est fan d'Elvis, quand on l'aime des tout premiers enregistrements Sun jusqu'au dernier match de Racket Ball, on ne peut s'empêcher d'éprouver énormément de chagrin en écoutant ce disque. Chagrin parce qu'on sait que ce sont ses dernières sessions, chagrin en raison de l'énorme gâchis que constituent les dernières années du reclus de Graceland. Et pourtant, on chérit ce disque innotable, car au moment de cet enregistrement, Elvis était encore parmi nous. Du moins en partie. Abreuvé de médicaments prescrits imprudemment, lâché par beaucoup de fidèles de la fameuse " Memphis Mafia", batifolant de Miss Tennessee en Miss Kentucky, Elvis au début de l'année 1976 est en chute libre. Sans projet artistique clair, drivé par un manager qui le considère plus comme un monstre de foire que comme un véritable artiste, enchaînant les concerts à un rythme proprement démentiel, il semble dériver sans fin. Sa maison de disques, RCA, réclame sa dose d'enregistrements annuels en refourguant toujours plus ou moins les mêmes pochettes (Elvis en tenue de scène pour duper le gogo recherchant un enregistrement live) et en mélangeant nouveautés et vieilleries sans aucune cohérence. RCA ira jusqu'à lui installer un studio dans sa maison tant Elvis se montre peu disposé à retrouver le chemin du studio. C'est là, dans les premiers mois de sa dernières année complète qu'il enregistre l'essentiel des prises de From Elvis Presley Boulevard, Memphis, Tennessee. Le matériel est ce qu'il est : très peu de compositions originales, beaucoup de reprises de succès contemporains. Pas forcément le haut du panier (à l'exception de Solitaire, de Blue Eyes Crying In The Rain et de Love Coming Down), du MOR comme Elvis en enregistre presque exclusivement depuis trois ans. Les musiciens sont excellents (mentions spéciale aux choristes et à Billy Sanford, merveilleux sur Blue Eyes). Elvis, lui, n'a plus d'intérêt pour grand-chose et les musiciens se plaignent de ses absences à tous les sens du terme. Même chez lui, même en peignoir, il renâcle à rejoindre le studio. Les sessions se font au compte-goutte et RCA est obligé de quémander pour avoir quelques titres de plus. Le résultat, dans ces conditions, est simplement miraculeux même si Peter Guralnick dans son indispensable Careless Love est très sévère sur la qualité de ces bandes. Tous les titres parlent plus ou moins de la même chose : isolement, regret, rupture, blessures. Elvis, quand il daigne vouloir chanter, ne veut plus chanter que ça. Les invitations sensuelles de Burnin' Love furent une ultime tentative pour être un peu plus avenant mais c'est désormais terminé. Elvis se complaît dans cet apitoiement pemanent (The Last Farewell qu'il passait indéfiniment à l'une de ses dernières conquêtes, Melissa Blackwood) et ne veut plus enregistrer que des titres en accord avec son état d'esprit. Autant dire que ceux qui espèrent un retour gagnant du roi du Rock en seront pour leur frais, les arrangements sirupeux de Bergen White achevant d'alourdir l'ambiance (mais pour un titre quasi-opératique comme Hurt, c'est parfait). Mais, tandis que lors de certains concerts, la voix fatigue, déraille, rate certains passages, ici, elle est d'une beauté à couper le souffle. Ah, la reprise en voix de basse à la fin de Blue Eyes, la pureté du timbre sur le refrain de Solitaire, la ductilité des changements de registre sur Love Coming Down ! Autant d'instants de grâce qui suffisent à eux seuls à lui maintenir sa couronne sur la tête pour l'éternité des éternités. Et c'est bien ça qui fait le plus mal dans cette fin de vie épouvantable, ce gâchis face à un artiste majeur, incapable de dominer ses démons, entouré par les mauvaises personnes (et en premier lieu, le Colonel) et loin d'avoir pu exprimer tout ce qu'il aurait pu exprimer.