Natalie et moi, on s'est évité pendant deux ans. Et ça, comme souvent, à cause d'un bête malentendu. En 2016, je ne connaissais d'elle qu'une bonne note sur Pitchfork, ainsi qu'un single écouté d'une seule oreille - et pas la bonne - qui m'avait donné l'impression d'une voix chaude lambda comme l'industrie musicale en produit à la pelle, et quelques influences 60's. Comme on avait pas déjà assez de gens influencés par les 60's... Enfin voilà, dans ma tête hélas prompte à cataloguer hâtivement ce qui de l'actualité me passe entre les oreilles (réflexe de survie déplorable), Weyes Blood n'était sans doute rien d'autre qu'une Lana Del Rey folk et hippie, inoffensive et générique. Affaire classée.
Comme quoi il suffit de peu (une simple pincée de contradiction de principe peu suffire) pour passer à côté d'un talent. Heureusement la réciproque est vraie, je n'ai pas eu besoin qu'on impose un lobbying forcéné pour me laisser convaincre d'accorder une deuxième chance à Natalie Mering. Sur la longueur d'un album cette fois, avec deux oreilles tendues vers la bonne direction. L'angle des oreilles c'est important, quelques degrés de plus ou de moins suffisent à transformer une voix "chaude ordinaire" en un souffle de grâce tranquille et puissant qui traverse les âges, et des "influences 60s lambda" en un sentiment diffus que l'on est peut être en train de revivre, non pas simplement la décennie des Beatles, mais une période bien plus vaste et nébuleuse... Ici et là des airs d'un Moyen-Âge marginal dans lequel batifolent fées et lutins. Une fois que cette atmosphère et cette voix se sont installées, les compositions peuvent lentement se déployer. Et quelle classe... À l'inévitable pratique du namedropping je ne pourrai pas ne pas citer Karen Carpenter, Judee Sill, Todd Rundgren, Joni Mitchell, Brian Wilson... mais Natalie leur tient à tous la dragée haute, niveau personnalité et originalité, ayant ses propres twists qu'elle applique presque méthodiquement sur la plupart des morceaux de Front Row Seats to the Earth. Baroque et joueuse dans l'âme, la dame ne se contente jamais de délivrer son couplet refrain couplet refrain avec descente intempestif de pont-levis, trouvant chaque fois un complément parfait pour surprendre, enrichir ou relever la sauce avant le finish. Parfois en grande pompe avec le pont de "Used to Be" qui accélère le tempo, parfois avec légèreté avec les "ah-ah-ah" enchanteurs de "Do You Need My Love".
De cette "deuxième chance" je ressors avec un constat qui prendra la forme d'une question : quel talent ne possède donc pas Natalie Mering ? Car en plus d'être dotée d'une voix magique, d'une aptitude à la composition et à la mélodie quasi surnaturelle, d'un goût des arrangements classieux qui fait se côtoyer sans effort le désuet et le plus contemporain (les percus exotica de "Away Above", quelle belle idée, et les touches synthétiques ne forment rien de plus qu'un duvet discret), celle qui se fait appeler Weyes Blood (prononcer "wise", à juste titre) digère ses influences comme personne d'autre. À vrai dire, à ce stade, c'est à peine si j'ose encore parler d'influences tant elle semble marcher tout naturellement aux côtés de ses aînés. Quand je dis que "Seven Words" pourrait figurer sur Odessey & Oracles des Zombies par exemple, ça ne veut pas dire qu'on sent une tentative de recréer O&O mais que si cette chanson était sortie au même moment, on l'aurait porté aux nues comme on l'aurait fait avec "Time of the Season". C'est peut-être ça, le côté le plus fascinant de Natalie Mering ; cette aisance toute naturelle avec laquelle elle semble se mouvoir dans des styles et des époques qui ne devraient pas (sur le papier) être les siens. Elle se contrefiche sans doute de nos interrogations, "est-ce que ça devrait marcher ?" puisque ça marche, et c'est ainsi qu'elle marche, en évoluant petit à petit de la folk expérimentale et lo-fi de ses débuts jusqu'à une pop de plus en plus baroque, aux lignes de plus en plus claires, à la silhouette de mieux en mieux soulignée. Il faut croire qu'elle n'a pas attendu d'avoir 30 ans avant sortir son premier chef-d'œuvre.
Chronique provenant de XSilence