Bruce avait commencé dans les années 60 dans le New Jersey et avait fait partie de plusieurs groupes locaux. Même si réputation ne dépassait pas encore les limites de son état natal, c’est sur scène au fil d’innombrables concerts dans des clubs et petites salles qu’il a appris le métier, le contact avec le public, la gestion du business et des musiciens aussi. Steel Mill (son premier vrai groupe dans lequel jouaient également Vini Lopez, Danny Federici et Steve Van Zandt, futurs membres du E Street Band) ne connaissait qu’un succès régional. Il a 22 ans quand il est repéré par John Hammond, critique musical et producteur, auquel il a joué seulement « Saint in the city » pour le convaincre. Il se rapproche un peu plus de son but et signe avec la maison de disques Columbia, en 1972, dirigé à ce moment là par l’excellent Clive Davis. Il est alors présenté comme le « nouveau Bob Dylan » ce qui aura le don de passablement l’énerver, Dylan étant bien entendu une de ses influences majeures mais loin d’être la seule. On a collé cette étiquette à pas mal d’autres (Elliott Murphy, James Taylor par exemple…) et c’est rarement un cadeau…Il enregistre donc pour cette maison de disques mythique son 1er album « Greetings from Asbury Park » avec 9 chansons peut-être encore un peu trop bavardes (il va apprendre à épurer ses paroles et musiques), remplies d’images, de personnages, d’allégories et de métaphores. Un disque imparfait car un peu trop foisonnant mais bon sang, combien d’artistes aimeraient sortir un 1er album de ce calibre ?! Sans doute beaucoup ! Bruce ne cache pas ses ambitions, qui dépassent de très loin les clubs du New Jersey comme le Stone Pony : « Je voulais créer une voix qui avait un impact musical, social et culturel. », tout est dit d’emblée.
Clive Davis lui accorde un budget de 25 000 dollars pour l’enregistrement avec son manager de l’époque, Mike Appel. Quand Springsteen lui présente les 7 chansons qu’il a enregistrées, Davis refuse tout de suite l’album sous le prétexte (assez juste) qu’il n’y a pas de hits dans ce qu’il lui a fait écouter. Springsteen, sans doute un peu piqué, retourne chez lui et compose donc 2 nouvelles chansons, qui feront partie des plus marquantes de l’album, « Blinded by the night » et « Spirit in the night ». Il a depuis reconnu que c’était le meilleur service que Davis lui ait jamais rendu. C’est vrai que ces 2 chansons relèvent indéniablement « Greetings » et ouvrent déjà sur ce que sera son 2ème, quelques mois plus tard. Davis est content et l’album peut sortir ainsi. On y entend un Bruce plein d’énergie voire de fougue juvénile, de fraîcheur. Et puis, quelles chansons quand même !!! « Blinded by the night » ressemble à une jam entre des potes mais que j’ai toujours trouvé un peu longue, avec (déjà) les envolées de saxo de Clarence qui allait s’imposer comme un élément essentiel du « son E Street Band ». Ne pas oublier que Bruce se révèle ici comme un formidable « chef de bande » ou de « famille » comme il appelle son groupe. Le batteur Vini « Mad Dog » Lopez, le bassiste Garry Tallent, le claviériste David Sancious ont aussi joué un rôle important dans cette réussite. « Growin’ up », « It’s hard to be a saint in the city » ou encore « Does this bus stop at 82nd Street ? » sont toutes devenues des classiques de son répertoire de scène alliant énergie et poésie, rock & soul voire folk.
Car entre les morceaux les plus enlevés, d’autres sont enregistrées uniquement en trio, avec un Springsteen qui nous montre un autre visage de son talent, celui du troubadour acoustique, qu’il développera lors de sublimes et plus intimes tournées acoustiques en solo (1995-96, 2005) et qui le rapproche forcément de ses influences dylaniennes. C’est d’ailleurs en tant que chanteur folk que Columbia veut le présenter, ce qui n’est pas entièrement de son goût…C’est vrai que Mary Queen of Arkansas n’est pas celle qui a le mieux vieilli et que Springsteen ne reprend plus depuis longtemps, guitare, voix et harmonica mélancolique, tout y rappelle Robert Zimmerman. Même chose pour The Angel, une performance vocale touchante et un piano mais là aussi, cette chanson n’a pas forcément bien passée l’épreuve du temps. Au départ, l’album devait être à moitié électrique et à moitié acoustique (il a enlevé 3 morceaux acoustiques et il a bien fait, c’est une évidence !). Springsteen va apprendre à moins glisser d’images et de métaphores dans ses paroles et à être plus efficace, plus précis. Eh oui, ce sont les morceaux électriques qu’on retient avant tout de cet album. Bruce nous y montre ses racines soul, Motown en particulier, évidentes dans « Spirit in the night » (il pensait en l’écrivant à la voix de Joe Cocker !). La face A se clôt par « Lost in the flood » dans laquelle pour la 1ère fois, il aborde le sujet des vétérans du Vietnam qui reviennent au pays (on le retrouvera dans plusieurs de ses chansons). Il mélange dans ce morceau des allusions à la religion, la politique et aux voitures (« That pure American brother, dull-eyed and empty-faced/ races Sundays in Jersey in a Chevy stock super eight »). 3 des thèmes qu’il allait creuser dans les 50 années qui ont suivi dans ses œuvres. Bruce a depuis reconnu que la plupart des chansons avaient un fond autobiographique, dans les événements qu’il avait vécus ou les personnes rencontrées, se contentant souvent de simplement changer leurs noms pour s’en inspirer.
Malgré sa qualité, cet album n’a pas du tout décollé dans les classements (25 000 exemplaires vendus lors de sa 1ère sortie), la célébrité de Bruce restant cantonnée au New Jersey, les radios nationales ne passant pas encore ses chansons. Il allait encore falloir patienter un peu pour la consécration. C’était heureusement encore l’époque où un artiste pouvait avoir la possibilité de la part de sa maison de disques d’avoir du temps pour devenir célèbre et n’était pas obligé d’avoir un hit immédiat. Sans ça, Bruce n’aurait pas fait la carrière exceptionnelle qu’on connait. Il nous reste dons une 1ère œuvre plus que prometteuse, puissante, un peu ternie (tout petit peu) par l’enthousiasme ou l’exubérance de la jeunesse. Mais il méritait parfaitement les louanges qu’il a majoritairement reçues à sa sortie. « Bruce Springsteen est un nouveau musicien qui a plein de choses à dire, s’extasiait Lester Bangs dans son article sur « Greetings from Asbury Park, N.J. », publié dans Rolling Stone. Il a beaucoup été influencé par le Band, ses arrangements ressemblent de temps en temps à ceux de Van Morrison et il marmonne ses chansons à la façon de Robbie Robertson qui aurait pris de la drogue… avec une touche de Dylan. Ce qui rend Bruce totalement unique, ce sont ses paroles. » Un échec commercial, oui, mais au fil des années, son importance en tant que chronique de son époque a été largement reconnue.