Hail to England est ce genre d’œuvre musicale qui a mué, de manière impromptue, d’EP en album. Le quatuor en cuir fut tellement satisfait de sa production qu’ils voulurent marquer le coup en la faisant figurer parmi leur discographie chronologique, leurs écrits canoniques. On est en droit de penser que quand un EP satisfait tellement le groupe qu’il en devient un album studio à part entière, c’est que la qualité doit être au rendez-vous ! Sans doute attaché à l’idée de convaincre leurs auditeurs au plus tôt (j’en doute), les membres de Manowar décidèrent alors de faire en sorte d’en mettre plein les oreilles d’entrée de jeu, de sortir immédiatement la sulfateuse pour tirer infatigablement à boulets rouges dans les esgourdes encore innocentes de quiconque appuiera sur le bouton lecture pour mettre en route l’arme de destruction massive.
Parce que oui, quand on attaque un album avec un morceau de la qualité de Blood of My Ennemies, on ne peut pas vouloir une seule seconde épargner qui que ce soit. Tout y est : l’intro où DeMaio, armé de sa basse lourde et claquante et accompagné par les harmonies aigües de Ross the Boss annonce le calme avant la tempête symbolisée par le cri rageur d’Eric Adams. La ligne de basse simple mais grandiose et épique à souhait guide parfaitement le chant sublimé par le vocaliste au marcel en cuir, le tout soutenu par le grand batteur à la moustache gauloise qu’est Scott Colombus, impeccable derrière ses fûts. Le refrain est monumental. La ligne de basse d’une simplicité technique mécanique qui chaperonnait les refrains jusque-là se métamorphose en une phrase majestueuse pour habiller le morceau d’une toge olympienne et éclatante. Cette ligne de basse seule suffirait à créer larmes et frissons, mais quand vous l’ornez du chant somptueux d’Eric Adams qui, de son timbre unique, exalte ses cordes vocales pour nous chanter le récit des Valkyries qui percent le firmament jusqu’à atteindre Asgard et y porter les morts là où le sang de ses ennemis gît, c’est l’extase. Cette chanson, ce refrain, je pourrais les entendre une infinité de fois, ils me transcenderont toujours autant. La fin du morceau signe l’apothéose : alors qu’Eric Adams tutoie l’éther en répétant le refrain, il décide de hisser sa voix dans les aigus et d’ajouter ainsi de la beauté à la grandeur. La version de Blood of My Ennemies jouée en concert est indescriptible.
On enchaîne avec un morceau au tempo modéré, et aux paroles grandiloquentes, une spéciale du groupe. Comme Revelation sur le précédent album, Each Dawn I Die est un véritable plaisir lorsqu’on le chante à l’unisson avec Eric Adams, qui, encore, nous délivre une narration cantique monumentale en nous contant un récit qui mêle paganisme, malédiction, bénédiction, trépas, résurrection, orgie sexuelle, occultisme, sorcellerie et sacrifice. Mais à la fin, seul le narrateur sait pourquoi à chaque aube, il meurt. Soutenu par une rythmique frappante, un riff de basse lourd et répétitif, à l’image du sort funeste quotidien évoqué dans la chanson, et une guitare dont les solos aigus évoquent l’aspect impitoyable de la malédiction qui frappe le pauvre bougre, Eric Adams parvient encore à mélanger grandeur et dignité face à la damnation à travers son chant. Superbe.
Les deux premiers morceaux ont déjà enchanté nos esgourdes et élevé nos émotions esthétiques au sommet du perceptible. Kill With Power va permettre de nous calmer. Paradoxalement, c’est le morceau au tempo le plus élevé qui fait redescendre la pression. Malgré son refrain plutôt énervé où Eric Adams use de sa voix pour évoquer la fureur meurtrière nécessaire pour tuer un ennemi en usant de toute sa propre puissance, ce morceau ne parvient jamais vraiment à susciter une quelconque émotion. On vibre tellement avec des chansons comme Blood of My Ennemies ou Revelation que lorsque Manowar s’essaie à un autre registre, on est plutôt déçus.
Hail to England agit encore paradoxalement : le tempo est moins rapide que la chanson précédente mais l’émotion esthétique remonte en pression dès son écoute. Le riff est terriblement entraînant, la rythmique est superbe et la ligne de basse apporte encore et toujours ce côté guerrier et épique intrinsèque à Manowar. Bon, je suis un Français, je n’aime pas les Anglais, et je ne vibre nullement pour l’Angleterre, je refuse de vibrer de quelque manière avec l’Angleterre et son histoire. Mais cette chanson possède une telle fougue communicative que, l’espace d’un instant, un instant seulement, je chante Hail to England. Je tiens, pour ce cas précis, à séparer le franchouillard que je suis de l’auditeur bigot qui s’égosille sur du Manowar. Le rythme enivrant du morceau ne se calme qu’à la fin, l’occasion pour le vocaliste qu’on ne nomme plus de nous enivrer les oreilles et l’esprit avec sa palette vocale.
Army of Immortals peine à se hisser au niveau de ses sœurs. Le chant est qualitativement présent, les solos de guitare illustrent le cœur, la passion et l’émotion, la ligne de basse est accrocheuse et énergique, mais, ça vient peut-être de moi, mais ce morceau ne me transcende nullement. Il m’arrive, beaucoup d’autres, de la chantonner lorsque le CD le diffuse, mais il souffre tellement de la comparaison avec les autres pistes de l’album qu’il ne parvient pas à être marquant, malgré ses qualités. Du bon Manowar, mais Manowar est un groupe qui produit du grandiose, donc un morceau relativement faible par rapport à ce que le groupe sait faire.
Puis vient le tour de l’instant narcissique de Joey DeMaio, la piste uniquement dédiée à son solo de basse, son heure de gloire où il est libre de faire son zinbouinbouin. Pour la légitimité de ce genre de piste, je vous renvoie à ma critique sur Battle Hymns où je cite Marc Aurèle à propos de la beauté des choses, des aspérités dissonantes qui, en définitive, forment une harmonie qui justifie la beauté. L’introduction narrée de ce morceau, avec une voix hautement modifiée pour sonner « démoniaque » demeure cocasse, surtout le cri tonitruant qui conclut la prose gutturale du bassiste fondateur du groupe.
Vingt-trois minutes environ se sont écoulées, et nous voici déjà à la fin. Comment conclure une telle œuvre ? Pour répondre à cette interrogation, les quatre bougres nous proposent Bridge of Death, un morceau de quasiment neuf minutes. Je ne saurais dire combien de fois j’ai écouté cette chanson, ni décrire à quel degré d’intensité j’ai vibré à chaque écoute. Je ne vais pas décrire le morceau outre mesure, car mon rapport à celui-ci est ineffable. Bridge of Death fait partie de ces rares chansons qui, dès la toute première écoute, vous procurent une sensation telle que vous vous demandez si vous n’êtes pas en train de rêver. Je me rappelle encore, lors de la première rencontre entre mes oreilles et la chanson, me dire : « Non, ce n’est pas possible, ça ne peut pas être aussi bon. » Un excès d’émotion jouissive, un excès de sensation de plaisir esthétique. C’est trop. Trop merveilleux. Puis les écoutes se succèdent, deviennent nombreuses, très nombreuses, puis incalculables. Le plaisir de la nouveauté s’estompe pour laisser place au plaisir de la synergie, le côté jouissif de pouvoir chanter l’œuvre de concert avec le groupe, de pouvoir entonner les paroles du refrain en se calquant sur Eric Adams. Quand rien n’allait, Bridge of Death m’accompagnait dans ma solitude, quand les soirées avec mes amis touchaient à leur fin et que je pouvais mettre ma musique, je mettais Bridge of Death. Au pinacle du bonheur, je chante Bridge of Death à tue-tête, lorsque le lecteur CD la diffuse, je la repasse plusieurs fois. Aujourd’hui encore, je chante le refrain de Bridge of Death. Neuf minutes de bonheur, contenant deux minutes de transe absolue. La partie qui précède le refrain, où DeMaio, d’une voix encore caverneuse et démoniaque joue le rôle d’un Faust enragé et dévoué à la fois, déclamant sa soumission funestement sanguinaire à un Méphisto tout puissant. Cinq notes de guitare, cinq notes de basse, cinq pulsations de tambours accompagnent le Faust dans son invocation damnée et épique, puis vient le refrain. Le refrain, je ne peux pas en parler, les mots ne suffisent pas. Seule l’écoute fera office de catalyseur d’émotions. Les gammes vocales ascendantes et descendantes d’Eric Adams, qui offre son ambitus pour illustrer la perte totale de l’âme humaine du narrateur maintenant totalement soumis au démon qui se situe au-delà du pont de la mort, concluent le chef d’œuvre. Ineffable. Le seul morceau qui peut regarder Dark Avenger dans les yeux.
Troisième album studio, et coup de maître total pour Manowar.
Certes, il y a Bridge of Death, mais il y a aussi des chefs d’œuvres absolus comme Blood of my Ennemies et Each Dawn I Die. Ces trois seuls morceaux font office de Trinité dorée et damasquinent l’album pour le faire scintiller à jamais. Monumental.