Qu’est-ce qui fait un bon disque pop si ce n’est l’ambition ? C’est ce qu’on pourrait conclure de la comparaison de Heartthrob avec The 20/20 Experience. Alors que le duo canadien Tegan & Sara sort cette année son huitième album, sous le signe d’une pop à synthé FM comme on en trouve un peu partout sur le marché, il semble intéressant de se pencher sur le cas Timberlake qui parvient avec son The 20/20 Experience à redonner une fraîcheur à un style généralement peu marqué par l’innovation, et qui par contraste condamne Heartthrob de Tegan & Sara à rester, au mieux, anecdotique.
Les jumelles Tegan et Sara Quin mènent depuis le crépuscule des nineties une carrière rock jalonnée de bons albums, sur un ton très girl-power, se permettant de temps à autres des écarts de style maîtrisés et dépaysants. Sainthood, en 2009, voyait le groupe produire leur album le plus « rock classique » à ce jour. Cette fois-ci, le duo fait un pas de plus dans le mainstream mais se baigne en des eaux empoisonnées, celles de la pop synthétique gavée de gros beats et d’effets scintillants. Choix étonnant de la part des sœurs Quin, que l’on sait à l’aise dans leurs oripeaux underground ; la qualité du duo est à chercher du côté de leur son, à la fois rêche, dynamique et immédiatement appréciable, plutôt que dans l’originalité de leurs compositions. Curieusement, la presse se pâme (*) alors que le résultat sur disque est à des lieues de convaincre. Avant même de se pencher sur les chansons elles-mêmes, l’enrobage surproduit de Greg Kurstin écœure. Trop de grosses guitares et de bruitages kitschs, de pianos réverbérés et de beats monolithiques. Même leurs voix puissantes, pourtant leur plus grand atout, sont soit gommées par une production plate, soit cachées derrière une armada de synthés disgracieux. Tegan et Sara n’ont jamais particulièrement brillé en tant que parolières, mais lorsque la production se met en plus au niveau de leurs paroles, on obtient une collection lourdingue de chansons d’amour gavées d’effets balourds (donc gavantes).
On peut essayer de comprendre ce qui cloche dans la démarche des canadiennes, qui font ici office de nouvelles venues dans un style si populaire, en faisant un parallèle avec un des poulains du genre, Justin Timberlake, qui pendant ce temps accomplit un petit chef d’œuvre moderne et ambitieux. L’ambition, voilà quelque chose de bien dangereux au sein du R’n'B pop dans lequel baigne Timberlake, le pompeux ayant très vite fait de s’ajouter au putassier dans le cahier des charges. Chez l’américain en effet, la volonté de ne pas produire simplement un autre disque de R’n'B suinte par tous les pores. Les morceaux, arrangés jusqu’au bout des ongles par le génial mais inconstant Timbaland, durent de 4’47 à 8’05 pour un double album dépassant l’heure d’écoute. Rare, mais le danger semble bien aller au chanteur, surtout quand il est déclamé avec autant de naturel ! Timberlake évite l’écueil de l’ennui en laissant ses morceaux parler d’eux-mêmes ; pas d’introductions et de conclusions interminables, les compositions sont en perpétuelle évolution sans pour autant s’écarter trop drastiquement de leur base, ce qui leur permet de tenir amplement leur longueur. « Mirrors », un des nombreux sommets du disque, illustre parfaitement cet état de fait avec son outro, ce « you are, you are the love of my life » robotique, qui se mue peu à peu – et très astucieusement – en une voix humaine.
Mais le plus grand tour de force de Timberlake sur ce disque, et qui manque cruellement à Heartthrob de Tegan et Sara, c’est de parvenir à rendre l’artificiel crédible. Les thématiques de l’album sont cliché au possible – toutes les déclinaisons de la femme en tant que miroir / objet d’affection / drogue / etc., mais le traitement inventif qu’en fait Justin permet d’écouter des paroles déjà entendues mille fois ailleurs en ayant l’impression de les entendre pour la première fois et de croire à leur justesse. Ce qui est impossible lorsqu’on écoute les jumelles déclamer des « I saved you every time / I was a fool for love » entrecoupés d’un piano larmoyant au possible… Chez ces dernières, le changement de direction aura eu pour effet pervers de mettre à nu leurs limites en matière de composition ; leurs ballades énergiques touchent dans le mille lorsque le chant et les guitares sont sales et percutants, et non lorsqu’ils se font lisses et polis. La sauce ne prend plus dès lors que l’habillage s’en éloigne. Finalement, l’erreur Tegan et Sara aura été en somme de se risquer dans un genre au sein duquel seuls les plus malins et les plus ambitieux brillent un tant soit peu. Timberlake aura de son côté prouvé qu’il faisait partie de ceux-là, les rares à savoir saisir l’essence du genre ; à en connaître les limites pour mieux les repousser.
(*) 7.3/10 chez Pitchfork, 4/5 sur Allmusic, 9/10 sur Pop Matters