Nous avons déjà parlé de Brian Peter George St John Le Baptiste de la Salle Eno (Brian Eno, c'est plus simple), notamment via sa carrière de producteur (Bowie, U2, Devo, Talking Heads, Coldplay...) ou encore via sa participation reconnue et estimée aux deux premiers albums de Roxy Music, développant dans ceux-ci le principe de "traitement" sonore des instruments, leur offrant alors un son unique. Eno a ses techniques, c'est un peu un magicien de la musique, bien qu'il se considère lui-même comme un "non-musicien". Notre homme a, entre autres faits d'armes, contribué à inventer la musique ambient, allant au delà des travaux déjà accomplis par Kraftwerk par exemple. Néanmoins, le commun des gens (du moins ceux qui connaissent Eno, déjà ce n'est pas évident) a tendance à arrêter celui-ci à cela, producteur et disques ambient, autant dire inabordable (quoique).

On oublie facilement que le sieur a eu sa passe pop-rock, constituée de quatre fabuleux albums parus entre 1974 et 1977, nous allons parler du premier aujourd'hui. Voici Here Come The Warm Jets, sorti chez Island en janvier 1974.



Contextualisons. Eno se brouille avec Bryan Ferry, chanteur en chef de Roxy Music, après l'élaboration de For Your Pleasure, second album de la formation, "différends créatifs" est la cause invoquée. Sans amertume, le musicien prend ses cliques et ses claques et s'en va voir ailleurs. En fait, il n'est tellement pas rancunier qu'il déclarera en interview que Stranded (premier album de Roxy réalisé sans lui) est "son album préféré" du groupe.



N'empêche, que faire ? Sa vie, c'est l'art, la musique! L'idée d'une carrière solo commence doucement et naturellement à s'imposer, d'autant plus qu'il s'y était déjà lancé, en duo avec son ami Robert Fripp de King Crimson, pour le fascinant (No Pussyfooting) de 1973. Eno est également déjà une sommité, s'assurant ainsi un soutien matériel et musical pour la réalisation de son projet.

Here Come The Warm Jets (allusion évidente à la miction, impossible selon Troy McClure) est enregistré en douze jours aux studios Majestic de Londres, sous la houlette d'Eno. Tous ses amis sont là, Chris Spedding, Roxy Music sans Ferry (Andy Mackay, Paul Thompson et Phil Manzanera), des membres d'Hawkwind, des Matching Moles de Robert Wyatt, des Pink Fairies... que du beau monde ! Sans compter les deux tiers de King Crimson, avec le fabuleux John Wetton à la basse et le sciant Robert Fripp, et sa guitare tronçonneuse.



Tous ces talentueux musiciens se réunissent donc, mais ce n'est pas anodin. En effet, Eno a déclaré plus tard les avoir appelé car les pensant "incompatibles musicalement les uns avec les autres". Toujours selon lui, c'était la porte ouverte "aux accidents bienvenus, évènements bien plus intéressant que j' [Eno] avais prévu à la base".



C'est un disque extrêmement basé sur l'interprétation des musiciens le composant. Eno, n'ayant pas encore développé ses "Stratégies Obliques" (jeu de carte qui, tiré au hasard, indique au musicien comment jouer sa partie, exemple: "joue comme si tu venais d'échapper à un accident de voiture", assez fascinant à voir), communique avec les joueurs par le biais de gestes ou de son, ce qui n'est clairement pas évident quand on te demande une partie de basse ou un solo de guitare!



Ce traitement sonore de la théorie musicale se retrouve bien au verso de la pochette, où notre non-musicien est cité pour avoir joué du "simplistic piano" ou encore de la "snake guitar", et pour avoir utilisé son "electric larynx".



Tiens, parlons-en de la pochette, désigné par sa petite amie de l'époque, Carol McNicoll (qui aura une carrière intéressante dans le milieu de la poterie pour l'anecdote), c'est un melting pot assez indescriptible, représentant une commode, certainement dans une chambre, couverte de plantes et de fleurs. Impossible de rater le portrait d'Eno, de même que sa tête se maquillant en haut à droite, et dont un close-up est visible au verso. Un paquet de Camel, un cendrier plein et une photo grivoise, représentant une jeune femme en train d'uriner (Here Come The Warm Jets, pas besoin d'être bilingue pour déceler le trait), sont également visibles.



C'est bien beau tout ça, mais que nous livre en réalité cet album tout à fait mystérieux de prime abord. Mystérieux, en fait il ne l'est pas, du moins pas tant que cela. Certains parlent d'art-pop enrichi sauce glam, qualification tout à fait correcte selon moi. Comme sa pochette, cet album est un melting pot assez assumé. On y retrouve de l'inspiration glam, du moins selon Robert Fripp, avec l'excellente ouverture carillonnante au possible "Needles In The Camel's Eyes", intro qui me fait de plus en plus penser au "Bleu Comme Toi" de Daho (oui je sais, rien à voir... mais bon, j'assure qu'il y a un air quand même !), ou encore le très bon "Blank Frank".



L'influence de Roxy Music est encore tout à fait décelable via des titres comme "The Paw Paw Negro Blowtorch", inspirée d'un pyromane américain, ou encore "Dead Finks Don't Talk", supposément adressé à Bryan Ferry, mais sans réel rapport en fait avec lui ici, excepté le fait qu'Eno se lance dans une brillante imitation du crooner. "On Some Faraway Beach" fait aussi beaucoup penser au "Grey Lagoons" du même groupe.



On y retrouve déjà l'art du drone, que notre musicien avait déjà pu expérimenter sur la chanson-titre de For Your Pleasure de Roxy Music. "Baby's On Fire" se la joue geignarde, et "Driving Me Backwards" est absolument tétanisante, terrifiante, cauchemardesque... Bref, elle me met personnellement assez mal à l'aise, mais cela reste excellent, cela dit. "Some Of Them Are Old" est la chanson la moins marquante de l'album, à mon sens. Arrivant après "Dead Finks [...]", elle se retrouve être un superbe terrain d'exercice pour le hautboitiste Andy Mackay, mais à part ceci ...



Mon choix de coeur se porte sur cette merveille déphasée qu'est "Cindy Tells Me", noyée dans les choeurs doo-wop et la guitare traitée. C'est assez spécial, je dirais même fascinant (une écoute s'impose, c'est certain!).



L'album se termine en beauté avec la chanson-titre... qui ne devait sans doute pas du tout ressembler au résultat final à la base ! En émerge des variations de guitares assez mélodieuses (et ultra-compressées) avec une rythmique déchaînée et des choeurs passionnés, presque indécelables, au troisième plan. Un classique, déjà classique avant même son mix audacieux !



Pour que Lester Bangs en personne déclare dans Creem (!) que cet album est, je cite, "incroyable", c'est qu'il doit bien y avoir quelque chose. Ce sont les premiers pas seuls d'un génie de la musique contemporaine. Complètement hors-phase, Here Come The Warm Jets n'a absolument pas vieilli et reste d'une étonnante modernité, en quelque sorte comparable au premier Velvet Underground. Il constitue, avec Taking Tiger Mountain (By Strategy) (1974), Another Green World (1975) et Before And After Science (1977), une des sagas les plus captivantes des années 1970.

Here Come The Warm Jets, "incroyable", rien d'autre à déclarer.

L'album, au complet, et ses extraits, à des fins de curiosité.

Here Come The Warm Jets, full album

"Here Come The Warm Jets"

"Cindy Tells Me"

"Needles In Camel's Eyes"

"Dead Finks Don't Talk"

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le 9 déc. 2022

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