Heron fait partie de ces groupes qui ne laissèrent à peine plus qu'un souffle dans l'histoire cacophonique de la musique populaire du siècle dernier. Mais il suffit parfois d'un souffle bien placé (dans la nuque de préférence) pour secouer d'un irrépressible frisson la colonne vertébrale de celui qui s'en fait le réceptacle. En l'occurrence ce souffle bref que constitua pour moi ce premier Heron me procura tant de sensations que me voilà aujourd'hui à essayer publiquement d'y comprendre quelque chose.
Pourtant à première vue, ce quatuor de chevelus anodins n'a rien de particulier pour le distinguer de ses collègues du revival folk sixties ; pas de chanteur charismatique, pas de guitariste virtuose au style unique, pas de passif ni de relations dans le milieu (ils débarquent vraiment de nulle part) et comble du comble en l'an de grâce 1970, c'est à peine s'ils s'accordent une échauffourée au pays de l'électricité – à une époque où cette chose hybride qu'est le folk-rock truste progressivement les charts – le temps d'un « Harlequin 2 » qui lorgne de toute façon plus vers un prog délicat à la Traffic qu'autre chose. En d'autres termes, ces gars là ne partent pas gagnant, commercialement parlant. Au fond, les Heron n'ont que deux choses pour eux – mais pas des moindres : un sens de la mélodie tout bonnement magique (délivré avec une délicatesse propres à faire tomber en pâmoison les fans de Simon & Garfunkel), ainsi qu'une idée géniale, une seule : enregistrer leur disque dans un champ. « Dame ! s'exclameront les maniaques du son (des fans de Steely Dan ceux-là, de toute évidence), mais quelle idée d'aller troquer la maîtrise et l'acoustique d'un studio pour une session champêtre foncièrement sujette aux bruits parasites ? » Quelle idée, oui. Et quel coup de génie de la part de ces quatre gamins décidément bien inspirés, à qui cet environnement naturel va comme un gant. Entre chaque chanson, l'auditeur pourra entendre les oiseaux piailler joyeusement, deviner le bruissement des feuilles d'arbres soufflées par le vent. De quoi pousser très loin la notion de « disque pastoral ». Heron baigne ainsi dans une atmosphère de totale décontraction, d'où chaque chanson émerge comme ça, l'air de rien, avant de repartir comme elle est arrivée. Sans qu'un sourire béat n'ait quitté notre bouille apaisée. Et ces chansons... il faut s'être confronté à l'impossible douceur des « Yellow Roses », « Lord and Master », « Little Angel », « Goodbye » et autres « Smiling Ladies », qui s'écoulent paisiblement le long d'un disque ruisseau (à défaut d'être fleuve) qui paraît si bref qu'on se demande parfois si on ne l'a pas rêvé.
Malheureusement, la souffle de Heron n'aura pas touché beaucoup de nuques bienveillantes – à part celle d'un certain Bowie – et après un ambitieux double album en guise de second essai et l'échec commercial qui vint avec, Heron se volatilisa sans laisser de traces. Si ce n'est au moins un chef-d’œuvre que le temps ne sera pas parvenu à éroder : l'atmosphère unique du petit monde bucolique de Heron, 45 ans après, est toujours intacte ; une petite bulle hors du temps qui ne demande qu'à graver profondément sa désarmante beauté chez qui aura la chance de croiser sa route.