Le format, déjà, impressionne. Triple vinyle, plus tard double CD, soit six faces bourrées comme peu d'autres. Faut dire aussi qu'un concert de Jacques Higelin, c'était (c'est toujours, voir à l'occasion le DVD En Plein Bataclan) quelque chose, jamais moins d'une heure et demi Pendant cet hiver de 80-81, fort d'un répertoire de six albums à faire tourner sur scène, Higelin tourne, tourne et tourne dans le théâtre Mogador. Un seul de ces concerts fut enregistré, le 1er janvier ça ne s'invente pas, et chaque nouveau soir apportait un changement dans l'ordre de la setlist.

D'entrée, après avoir déconné une première fois avec son public, l'artiste fait s'agiter le théâtre sur la ligne mélodique entraînante d'une des chansons étrange de Champagne... à la rengaine angliche, "Hold Tight". Première chanson, et première occasion de caser ses célèbres sketchs avec le public. S'enchaînent les saynètes où il s'étonne lui-même des paroles, s'efforce de synchroniser son public pour les chœurs, joue l'ivrogne : "You mean my favorite dish is fish ? Ah bon...". Et déjà Higelin semble avoir la voix cassée, voix sur laquelle il doit pousser pour chacun de ses (nombreux) rugissements. Difficile de s'imaginer qu'il parviendra à achever son concert. On continue avec un boogie de bravoure, le "Banlieue Boogie Blues" où il joue un loup solitaire banlieusard qui racontes ses malheurs, accompagné par des musiciens toujours excellent qui illustrent ses humeurs, tantôt traînant tantôt énervé. Sans cesse, Higelin interrompt ses morceaux pour parler à son public, se plaindre avec humour qu'en plus de sa voix cassée il a de la morve plein le pif, réagir une fois de plus à ses propres textes ("Ah non dur, dur... Quelle horreur !"), pour repartir de plus belle, hurler à la lune et finalement faire passer ces 12 minutes comme 4.
Fin de la première face et début de "Mona Lisa Klaxon" sur Higelin charriant son batteur ("Lui y croyait qu'on jouait pas aujourd'hui"), 7 minutes rock tout droit sorties de BBH75. "Dans notre série 'Un malheur n'arrive jamais seul, voici 'Mama Nouvelle Orléans'", et c'est parti. Un des morceaux emblématique d'Higelin sur Caviar, particulièrement (re)connu pour son interlude délirant ; "Nous allons bientôt nous écraser sur l'aéroport de Nouvelle Orléans [...]", contenant bêtises et jeux de mots laids. Ici, les doux motifs des cuivres côtoient les chœurs chaleureux des musiciens.
C'est à peine si l'on sent le passage vers la troisième face, et pour cause ! Higelin relie l'atterrissage à Nouvelle Orléans au personnage de son prochain morceau, "Je Veux Cette Fille !". 3 minutes de blues énergique, l'histoire d'un mec... qui veut une fille, tiens donc, qui elle-même vient à peine de rentrer dans un bar. 3 minutes... vous y avez cru ? Le morceau repart derechef sur ce qui restera probablement comme l'enregistrement le plus monumental du bonhomme. Pendant 13 minutes d'un interlude qui dans le studio durait 8 secondes, Higelin raconte sur fond de blues gras miteux l'histoire absurde, grotesque, immonde (ou sublime ?) d'une vieille pute ridée qui chante à un piano-bar. Ou plutôt l'histoire d'une de ses larmes, d'un morpion, de deux gonocoques, d'un spermatozoïde, de quelques poils qui sentent la pisse... On le sait, Higelin en a toujours fait des tonnes sur scène, comme pour essayer de faire vivre un maximum sa musique, de l'illustrer pour le meilleur ou pour le pire. Là il met le paquet. Chacun aura son ressenti propre. Certains éteindront aussitôt leur chaîne hi-fi/tournedisque, dégoûtés, certains apprécieront jusqu'à la dernière métaphore crade, d'autres resteront comme moi scotché par cette scène monumentale dont on ne saurait dire si elle belle ou laide. C'est ce choc, ce doute, cette incompréhension qui encore aujourd'hui me dépasse, qui me fera mettre la note maximale à ce live.

Mais ne mettons pas la charrue avant les boeufs ! Seule la moitié du concert s'est déroulée, la face D s'entame avec le riff de violon de la chanson "Irradié". Le surréalisme lyrique d'Higelin prend toute sa dimension sur scène, où la voix rauque surjouée du "Conquérant du vide" délivre sa poésie malsaine sur fond de roulements de toms et de vibraphone enchanteur. Il est temps pour Higelin de faire de son mieux sur "Le Minimum", d'abord pudique avec ses violons lancinants puis résolument rock, batterie puissante, riffs et solos de guitares à l'appui.
La face E s'ouvre avec le "chant d'amour" d'Higelin, "Tête en l'air" qui comme "Hold Tight" bouge et remue au rythme du piano et du scat halluciné du monsieur. Sans fautes, l'énergie toujours présente, la voix toujours cassée mais plus puissante à mesure que le concert progresse. L'endurance fascinante du grand Jacques (pas Brel, l'autre) fait une fois de plus ses preuves. Le morceau s'achève sur deux folles minutes d'un canon chaotique exécuté par ses musiciens décidément courageux. On embraye au rythme du riff de "Géant Jones" et on suite les mésaventures du boxeur jusqu'à sa chute, pianoté d'un ton désenchanté par un Higelin qui commence à peine à s'essouffler. Il serait temps !
Après une présentation (de 3 minutes, décidément !) et un charriage en règle de ses incroyables musiciens, parmi lesquels Simon Boissezon, Norman Kerr, Michaël Suchorsky, Michel Santangelli, Franck Wuyts, Dominique Van Hecke, Yvon et Alain Guillard, et "l'énigmatique et mystérieux" Dominique Mahut, Higelin enchaîne sur son définitif cheval de bataille (enfin plutôt celui de ses musicos), "Paris-New York/New York-Paris". Le classique absolu, sur une version de tout de même 21 minutes, conclue le concert. Les musiciens ici se font plaisir, déversent leur virtuosité et tissent chacun leur solo.

Voilà. C'est fini, le plus mythique des enregistrements du chanteur frappadingue vous est passé dans les tympans. Ici plus que nulle part ailleurs on trouvera "l'esprit Higelin", l'homme et sa musique, le cabaret sur deux pattes dans son grand théâtre. Plus que jamais à sa place sur la grande scène de Mogador, il paraît qu'Higelin restait parfois jusqu'à 2 heures supplémentaires sur scène, seul avec son piano et son public, après que ses musiciens, éreintés, furent allés prendre un repos bien mérité.
Comme dirait l'autre, c'est ça être rock en 1981.

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le 13 oct. 2013

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T. Wazoo

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D'autres avis sur Higelin à Mogador: Concert en trois disques (Live)

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