Homeland
7.9
Homeland

Album de Laurie Anderson (2010)

Et bien, nous voulions attendre jusqu'à ce que les enfants meurent.

Laurie Anderson est une artiste temporelle.


Tout, chez Anderson, est intimement lié au temps. Ses textes semblent prédire l'avenir avec une troublante perspicacité, son chant vocodé préfigurait avec 20 ans d'avance des artistes comme Imogen Heap ou plus largement l'ensemble de la mode de l'Auto-Tune. Anderson parle même du temps lui-même ("This is time/And this is a record of the time", scande-t-elle dans Big Science), et plus particulièrement encore sur Homeland, son premier enregistrement depuis 2001.


Impliquée et productive, Laurie Anderson n'a pas chômé durant ces neuf années de soi-disantes césures. Écrivant des poèmes ou racontant ses histoires surréalistes, toujours sur le thème de l'Amérique, elle rassembla, tronqua, édita, composa, puis finalement enregistra et publia ses travaux, offrant aux plus sceptiques une nouvelle preuve sidérante de son habilité (et de sa longévité) musicale. Car son sujet, Anderson le maîtrise jusqu'au bout des ongles. Elle l'a toujours maîtrisé en vérité... Depuis les débuts expérimentaux minimalistes de Big Science jusqu'au présent Homeland en passant par ses concerts-concepts (incroyables documents live : United States of America), Laurie Anderson n'a cessé d'étoffer son œuvre point par point, frappant souvent juste, aussi bien textuellement que musicalement. Story-teller dans le fond, exploratrice du minimalisme ("conquérante du vide", dirait Higelin) dans la forme, Anderson appose son spoken-word par touches, avec son habituelle grâce glaciale. Véritable ange-robotique, elle pose sur la société américaine un regard terriblement lucide et l'exprime d'un ton goguenard dans des paroles tantôt ironiques tantôt compatissantes, jouant de l'absurde pour appuyer sa vision. "Only An Expert" est un modèle du genre, chanson contemplative sur le cycle de pouvoir exercé par ces "experts" qui inventent des crises qu'ils sont les seuls en mesure de résoudre. Critique acerbe dissimulée derrière un ton faussement nonchalant et un rythme techno. Mais la critique sur Homeland se fait parfois étrangement tendre, comme sur "Falling" et cette ligne émouvante : "Americans, unrooted, blow with the wind/But they feel the truth if it touches them" (pour les cancres : "Les Américains, déracinés, volent au vent/Mais ils sentent la vérité si elle les touche"). "Transitory Life", avec l'intervention de chanteurs diphoniques Touvans, prend une dimension atemporelle avec son texte cosmique parlant de vie et de possibilités manquées. Elle évoque sa défunte grand mère par ces mots, tandis qu'elle l'observe dans son cercueil noir : "She made herself a bed inside my ear/And every night i hear". Tandis que retentit la plainte des chanteurs Touvans, celle-ci prend alors une signification nouvelle et déchirante... Accompagnée par son inséparable violon, Anderson compose avec "My Right Eye", "Thinking Of You" et "Strange Perfumes" un triptyque nocturne, qui déploie lentement sa beauté au travers de diverses interventions vocales (notamment Antony Hegarty sur le dernier) et d'une brume épaisse de drones. "Bodies In Motion", jonchée de sons électroniques et d'interventions volatiles de John Zorn, est une étrange chanson d'amour sur fond de technologie humaine et du futur de la Terre... "Dark Time In The Revolution" fait sonner le violon de la miss comme une cornemuse sur fond de punchlines du style "Does it make common sense for a country to rule the world" assénées l'air de rien.


Mais la pièce maîtresse de l'album, véritable chef-d'œuvre moderne aussi bien musical que littéraire, c'est "Another Day In America". Héritier direct du projet United States Live Part One To Four, ce morceau met en scène l'alter-ego masculin de Laurie Anderson ; Fenway Bergamot (c'est-à-dire la voix d'Anderson ralentie et abaissée d'une octave). Bergamot déclame un texte fait d'allusions au temps qui passe en tant que ressource qui s'amenuise à chaque seconde, de jeux-de-mots, de démonstrations par l'absurde et d'histoires contées. Telle cette anecdote d'un vieux couple américain qui a passé sa vie à se haïr et qui ne divorça qu'à l'aube de leurs 90 ans, car ils attendaient d'abord que leurs enfants soient morts. Ou encore cette théorie de ponctuation absurde selon laquelle à la fin de chaque phrase devrait se trouver une petite horloge qui nous indiquerait combien de temps il nous a fallu pour écrire cette phrase. Surréalisme cosmique et pragmatisme lucide se tirent la bourre pendant 11 minutes d'électronique minimaliste et de hululements lugubres (Antony, qui d'autre).


Comme souvent dans les travaux de Laurie Anderson, on a l'impression à l'écoute de ce Homeland d'être perdu dans les méandres des textes à double-sens de l'artiste, qui s'amuse à brouiller les pistes. Si Anderson paraît froide dans sa description du monde (et plus particulièrement des Etats-Unis), ce n'est pas ce qu'il faut retenir d'elle. En allant au delà des premières impressions, c'est son implication et sa détermination à changer les esprits qui transparaît. Profondément concernée par son pays, qu'elle aime passionnément en dépit de ses nombreux défauts, elle ne cessera probablement jamais de construire des albums à l'image de la richesse culturelle américaines. Elle continuera à inventer ou recueillir ses histoires de la vie quotidienne et de les conter sur scène de sa voix robotique. Homeland est paru en 2010, mais cela importe peu... il aurait pu sortir en 1982 à la place de Big Science (et réciproquement) sans qu'aucun des deux ne paraisse déplacé. Toujours d'actualité, le propos d'Anderson est et restera moderne, quelque soit l'époque.


Laurie Anderson est une artiste intemporelle.


Chronique provenant de XSilence

T. Wazoo

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