Un an après la sortie de l’excellentissime Origin of Symmetry qui avait prouvé l’envergure de Muse à ceux qui en doutaient, le trio décide de sortir un double album bonus, histoire de faire patienter les fans avant l’excellent Absolution. Le premier disque est une compilation de faces B de singles sortis précédemment par le groupe, et le second est constitué d’enregistrements effectués lors de deux concerts au Zénith de Paris.
Tout morceau ignore son destin. Particulier est celui du « Nishe », l’un des singles que Muse n’a pas jugé indispensable au point de figurer sur cet album, mais qui est dix ans plus tard un morceau retenu sur la setlist d’une de leurs tournées. Que peut-on dire, rétrospectivement, des vingt-et-un titres retenus pour Hullabaloo Soundtrack ? Le premier disque peut être vu comme une tentative de regrouper au même endroit les morceaux jugés insuffisamment satisfaisants pour avoir un statut supérieur à celui de « face B », mais tout de même écoutables, tandis que le second disque donne rétrospectivement un sentiment de nostalgie, comme si le groupe savait qu’il allait changer de cap et être connu pour des morceaux qui allaient occulter ceux qui y figurent. Dans les deux cas, il s’agit donc d’immortaliser les instants passés, ne serait-ce que pour la mémoire. Sur le disque live, l’impatience trépidante du public est audible et renforce celle de celui qui écoute l’album dans son fauteuil en se disant qu’il aimerait bien faire un petit saut en arrière dans le temps. Le groupe a d’ailleurs déjà offert en conditions réelles ce genre d’escapade puisque Origin of Symmetry a été joué en intégralité en concert des années après sa parution.
Mais ce double album est aussi l’occasion pour le groupe de donner un cadre à toutes ses extrémités, surtout dans sa première partie. Les paroles, qui laissent la possibilité de nombreuses interprétations, forment une sorte de constante : on ne sait jamais à qui s’adresse le « you », à l’instar du « you’re the world » clamé dans le mystérieux « Nature_1 ». A part ça, le format compilation ne fait pas de miracles : la cohérence du premier disque s’avère assez limitée. Au départ, on croit que le ton est donné avec le sinistre « Forced In » où la voix de Matthew Bellamy est transfigurée comme jamais, et ce ne sont certes pas les deux titres suivants qui démentent l’impression que cet album a la cohérence du surnaturel. Un morceau tordu comme « Shrinking Universe » rappelle les sonorités d’un EP de statut discographique comparable : My Iron Lung de Radiohead (qui, au passage, n’a pas tant influencé Muse que ce qui s’est parfois dit). Puis d’autres ambiances, de la plus posée à la plus rentre-dedans, se succèdent. Certains morceaux sont singuliers et se distinguent réellement de toute l’œuvre du groupe. Dire que « Yes Please » est le morceau le plus bourrin qu’ils aient jamais enregistré n’est pas faire injure aux autres. Quant à « Map of Your Head », il donne une impression de guillerette simplicité qu’on ne leur connaît guère. Ils auraient aussi pu inclure l’impressionnant « Piano Thing » pour encore plus de diversité.
Un coup d’œil sur la liste des titres qui composent la partie live de l’album a de quoi surprendre. On se demande aussitôt pourquoi des classiques tels que « New Born », « Sunburn », « Bliss » ou « Plug in Baby » n’y figurent pas. A cet égard, les statistiques de Setlist.fm sont formelles : les cinq morceaux les plus souvent joués par le groupe à cette époque sont absents du deuxième disque, de même que tous leurs singles excepté « Muscle Museum ». Pourquoi ce choix ? Le groupe a certainement voulu mettre en valeur les perles qui composent schématiquement la deuxième moitié d'Origin of Symmetry, c’est-à-dire sa partie la moins populaire mais aussi la plus stimulante. Impossible donc de leur en vouloir sitôt qu’on a apprivoisé le charme discret d’un « Screenager », la force émancipatrice d’un « Micro Cuts » ou la folle virtuosité d’un « Space Dementia ». En concert, tous ces titres prennent une autre dimension : plus directe, plus accrocheuse, plus instantanée, en un mot plus vivante. « Megalomania », qui peut passer inaperçue sur l’album précédent si l’on n’est pas attentif à son orgue majestueux, est ainsi un petit délice. Cette deuxième partie de l’album est donc autant sinon plus réservée aux fans que la première, et ne saurait vraiment prétendre rivaliser avec les live les plus mythiques de l’histoire du rock, car elle ne joue pas sur le même terrain.
Le professionnalisme du groupe est un gage de qualité qui fait de ce double album une mine de trésors. Dans une telle mine, tout n’est pas or : il faut chercher un peu pour être satisfait. Cette quête emplie de mystère est soigneusement entretenue par les transitions élaborées par le groupe, dignes de celles d’Origin of Symmetry sur le disque 2. Matthew Bellamy se paie ainsi le luxe d’interpréter un extrait de Rachmaninov pour inaugurer « Screenager ». C’est un bon coup de pioche : il enchaîne sur un air de piano inédit qui change complètement l’ambiance déjà si particulière générée par le morceau. Sur le disque 1, c’est moins chiadé et en même temps plus naturel, ce qui rappelle un peu l’album Showbiz en fait. Bon coup de pioche avec l’instrumental « The Gallery », où c’est encore ce piano maudit qui frappe les oreilles de l’auditeur, en l’entraînant en l’occurrence dans les méandres d’un tunnel obscur. Certains passages donnent des frissons d’un genre impitoyable que le groupe semble avoir délaissé par la suite. Pour ce qui n’est que pyrite, bien que leurs riffs efficaces remplissent leur cahier des charges, on est déçu de n’être pas subjugué par les quelques morceaux joués en live qui ne sont pas tirés des deux albums existants. Une bonne partie des faces B, bien que pas inintéressante, apparaît quant à elle comme une collection de sonorités un peu gadget laissant simplement suggérer ce dont Muse est capable.
Cet album est donc une synthèse idéale de ce qu’est la matière brute de Muse à ses origines, dans sa superbe et son imperfection. L’œuvre d’un groupe ne se limite pas à une liste de morceaux, mais englobe quelque chose de plus vaste. Tous les ingrédients sont introduits dans Hullabaloo Soundtrack, mais ils ne sont pas toujours mélangés comme le permet un album « classique » et sont parfois un peu fades. Il manque l’épice cruciale qui permet de transformer l’œuvre de génies en œuvre de génie. Le contraire de tout ceci aurait été très étonnant, en raison du format de ce double album bonus. La sauce qui assaisonne le live fait cependant oublier cette lacune. Ces deux disques permettent de toucher des aspects latents, dissimulés ou quelque peu abandonnées de Muse, notamment leur origine grunge. Ainsi, cet album n’est pas aussi important que leurs albums « véritables », mais s’avère un complément indispensable à qui prétend connaître ce trio qui demeure l’un des groupes de rock alternatif les plus inventifs de cette période.