Pourquoi est-il toujours si difficile pour un artiste de composer avec l'industrie du disque, ou n'importe quelle autre d'ailleurs ? Parce qu'en règle générale, les lois de la création et de l'économie ont un mal fou à s'accorder, bien qu'à l'ère d'internet, on note une évolution significative. A présent, chacun est libre de choisir son camp. Mais je n'épiloguerai pas davantage sur cet épineux problème, qui n'était qu'un prétexte pour introduire le sujet qui nous intéresse. Oui, Robert Smith est un artiste qui a souvent déploré cette inflexibilité des maisons de disques ; aussi avait-il décidé, au début des années 2000, de signer chez Geffen pour octroyer à son groupe plus de libertés... Et apparemment, même celle de faire n'importe quoi.
Bon, je ne ressortirai pas le fameux "qui aime bien châtie bien". J'avoue même que l'attaque était un peu facile. D'autant qu'au départ, ça partait d'une bonne intention ; avant la sortie annoncée de « 4:13 Dream » en 2008, les Cure s'étaient entichés d'un concept amusant : sortir quatre singles, un par mois, le 13 de chaque mois (4... 13... On aura compris le clin d'oeil). Ce qui fut le cas. Sauf que voilà, par la suite, les choses se sont compliquées : pour des raisons obscures, l'album n'a pas pu être commercialisé à temps, et il a fallu combler un "13" de plus. Ainsi est né Hypnagogic states, un EP de remixes contenant cinq "expérimentations sonores" plus ou moins réussies de "The only one", "Freakshow", "Sleep when I'm dead" et "The perfect boy", sur lequel ont oeuvré plusieurs groupes de la nouvelle scène rock américaine.
Alors, était-il vraiment indispensable de mettre en rayons ce CD, juste pour combler l'attente de hordes de fans impatients ? Je doute que la plupart des admirateurs du groupe répondent positivement. Et c'est vrai qu'il y a de quoi être indécis. Bardé d'une pochette nauséeuse, où domine un certain fouillis visuel, Hypnagogic states nous renvoie parfois au côté indigeste d'un certain Mixed up, élaboré une vingtaine d'années auparavant. Dommage, car on aurait de loin préféré qu'il nous rappelle les versions "extended" des maxis des années 80 !
Soyons honnête, le remix de "The only one" par 30 Seconds To Mars s'en approche pourtant ; il s'en dégage une atmosphère intéressante qui convient bien aux Cure, mais il manque un petit quelque chose pour le faire véritablement décoller, et quelques passages tournent un peu à vide. Celui de "Freakshow", technoïde à souhaits, a dû en faire souffrir plus d'un ; les autres se seront contentés de rire jaune face à cette blague de potache, dont quelques traitements vocaux s'avèrent toutefois plaisants. Et puisqu'on en est à parler de chant, autant le dire tout de suite : la star de ce disque, c'est la voix de Smith. Les pistes de guitares, basse et batterie semblent être majoritairement tombées dans l'oubli. Attitude qui, si l'on y réfléchit bien, n'est pas très respectueuse pour les autres membres du groupe.
Hypnagogic states montre l'une de ses meilleures facettes avec le titre suivant ("Sleep when I'm dead") : assez différent de l'original, il en conserve cependant les bases en lui insufflant un rythme dancefloor loin d'être aussi caricatural que celui de "Freakshow". On tient là la première vraie réussite de cet EP. Mais comme le bon y côtoie souvent le pire, on ne s'étonnera qu'à moitié de l'ignoble traitement infligé au quatrième single par un rock band tout aussi affreux, Fall Out Boy, qui nous en livre, avec prétention, une réinterprétation quasi-totale à la sauce néo-punk-émo-guimauve pour ados attardés... Difficile de changer ses habitudes. Bref, "The perfect boy", cuisinée de cette façon, devient aussi raffinée qu'un sandwich de chez MacDo, et s'approche dangereusement du hors-sujet tant on se demande si l'on peut encore parler de remix.
Et ce sont les 65 Days Of Static, nouveaux chouchous du leader des Cure, qui auront l'honneur de clore le CD, avec "Exploding head syndrome", une plage musicale d'une durée de vingt minutes environ, qui reprend (encore) les chansons précédemment citées pour en faire un ensemble cohérent. L'exercice, sûrement très difficile, se révèle vraiment réussi, grâce au style inimitable, novateur et original de ces anglais encore peu connus. Celles-ci s'en retrouvent savamment réinventées, entre moments de calme, expériences vocales éclatées, pianos cristallins, basses frénétiques et batteries tachycardiques. Niveau inventivité et maîtrise technique, cette conclusion écrase donc le reste avec la finesse d'un tank. Petit bémol cependant : mieux vaut ne pas trop en abuser, ou gare à la migraine.
Au terme de cette analyse peu reluisante, une question reste en suspend : l'hypnagogie, c'est quoi exactement ? Ce mot savant, auquel on associera timidement, lorsqu'on le découvre, une altération de l'inconscient, désigne en fait un état propice aux hallucinations lors de la première phase d'endormissement ; le créateur du terme, Alfred Maury, parle lui joliment "d'erreurs des sens". Sacré Robert... D'un coup, tout s'explique !