« This isn’t comedy, it’s presents, futures »

Tous ceux qui ont pu voir Deadletter, le dernier groupe anglais de « post punk » dont tout le monde parle, sur scène, sont intarissables quand il s’agit de vanter leur talent en live. Ce qui a inévitablement fait monter l’attente général vis à vis d’un premier album qui tardait à arriver. Quand on le tient enfin, ce premier album, on n’est pas particulièrement surpris par la pochette qui reprend de manière un peu inquiétante les clichés du genre : une photo en noir et blanc, des « pièces » industrielles abandonnées le long d’une voie ferrée, on est en plein dans ce qu’on redoute a priori, une poursuite / célébration des codes de la « cold wave » british des années 80. Heureusement, le titre, Hysterical Strength, retient notre attention : voilà une jolie contradiction, créée par le juxtaposition de deux concepts antinomiques Qui suggère que, au delà de la noirceur, il y a un certain sens de l’humour à l’œuvre ici. Mais c’est quand on pose la galette sur la platine que le miracle se produit…

… Car ce qu’on entend n’a rien à voir avec ce qu’on pressentait / craignait. Les premières sensations que font naître la remarquable ouverture de Credit to Treason, avec ce saxo à la fois rêveur et menaçant, mais surtout quasiment abstrait, c’est de rencontrer – enfin – les héritiers du Bowie de Blackstar ! Soit une référence intouchable, qu’on n’avait quasiment jamais pu utiliser, et que la saxophoniste Poppy Richler va invoquer à plusieurs reprises, pour notre plus grand bonheur (sur le sublime Mother, ou sur Hysterical Strength). Comme leurs lointains collègues de Fat White Family (dans une version déjantée) ou Viagra Boys (sur le versant blues), nos nouveaux amis venus du Yorkshire ont compris que c’est dans les sonorités free jazz que le post-punk échapperait à la malédiction de la redite sans âme d’une musique désormais dépassée.

Sur ce tapis prog rock / jazzy, les guitares se font plus discrètes, mais la rythmique reste organique, puissante. Et le chant – souvent en mode spoken word – de Zac Lawrence impressionne, en balayant des registres extrêmement variés : tantôt martial (tiens, on a pensé à un retour low key de Spear of Destiny, à un moment), tantôt froid et grinçant comme du Magazine – un groupe malheureusement assez oublié, qui a, rappelons-le, été l’un des seuls à mêler avec succès rock progressif et punk rock. It Flies, magnifique, sonne comme du Madness, enfin si Madness avaient décidé d’arrêter de rire, et étaient rongés par une angoisse sourde et une colère inexprimable. More Heat et Relieved sont quant à eux, presque pop – avec un petit côté Franz Ferdinand dans ce dernier. Le prodigieux Deus ex Machina a quelque chose de flamenco, dans la manière dont il s’effondre, puis s’enflamme à nouveau, à la recherche du « duende » cher à Federico Garcia Lorca ! Sur Practice Whilst You Preach, Zac Lawrence sonne exactement comme Christian Olivier lorsqu’il entraîne ses Têtes Raides sur la pente glissante de la philosophie et de la poésie la plus noire, mais le morceau se termine sur des chœurs qui élèvent le morceau vers la lumière. Mere Mortal swingue avant de revenir sur le terrain du ska façon The Beat : cette chanson irrésistible aurait pu être un single Two Tone en 1979 ! Et pour finir, retour aux guitares et aux poings levés de la rébellion, toujours plus nécessaire, avec un Auntie Christ obsédant.

On n’a pas, pour une fois, parlé des textes des morceaux qui sont pourtant brillants, en termes de profondeur, mais aussi de second degré, mêlant autodérision et réflexion paradoxale : « If your mind is a king, then you’re a credit to treason » (Si votre esprit est un roi, alors vous faites honneur à la trahison), entend-on répété sur Credit to Treason ; « He’s an outsider, but he’s been inside for hours » (More Heat!) est une intraduisible plaisanterie illustrant parfaitement ce sens de l’humour tordu que nous soupçonnions chez Deadletter. Sur le très lyrique ByGones, il s’agit de questionner, explique Zac Lawrence, ce curieux phénomène qui nous voit « annuler, de manière mi-compréhensible, mi-bizarre, notre ressentiment envers une personne lorsqu’elle meurt » (pas un thème qu’auraient pu traiter les frères Gallagher, on est tous bien d’accord là-dessus !). Et si les sujets introspectifs et quasi philosophiques ne manque pas dans cet album que l’on ne peut que qualifier d’ambitieux, cela ne veut pas dire que le groupe néglige l’urgence de la situation politique dans lequel la Grande-Bretagne s’est enfoncé avec les Tories : se moquer des politiciens incompétents dans Deus Ex Machina n’empêche pas, d’ailleurs, le pessimisme (« Hilarious, a stand up / More like a sit down or a lay low / This isn’t comedy it’s presents, futures » : Hilarant, ce stand up / Plutôt un sit-in ou une mise sur pause / Ce n’est pas une comédie, ce sont des présents, des futurs). En fait chaque chanson recèle des petits bijoux en termes de « lyrics »…

Mais revenons à la musique : vous aurez remarqué que nous avons beaucoup utilisé dans cette chronique de comparaisons avec d’autres groupes, d’autres artistes : notre idée n’était pas du tout de suggérer que Deadletter sont des plagiaires, mais au contraire de souligner combien leur musique est complexe, différente d’un mainstream rock qui nous laisse désormais indifférents. Et combien elle est variée, prenant la peine d’aller rechercher dans des genres multiples, dans des recoins différents de l’histoire de la musique des sources d’inspiration. Pour en arriver à trouver une voie vers l’avant qui ne relève pas du bégaiement puéril. Car le résultat de cette quête tous azimuts est de nous offrir ce qui est probablement aujourd’hui l’un des meilleurs albums produits outre-Manche. Pas moins.

Et, en plus, on sait déjà que sur scène, ça va encore être meilleur !

[Critique écrite en 2024]


https://www.benzinemag.net/2024/10/08/deadletter-hysterical-strength-this-isnt-comedy-its-presents-futures/

EricDebarnot
8
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Créée

le 8 oct. 2024

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Eric BBYoda

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