Le premier album de My Chemical Romance, *I Brought You My Bullets, You Brought Me Your Love*, a injustement été délaissé par les fans du groupe, et même par Gerard Way lui-même. Peut-être un malaise, un peu honteux, face à cette œuvre de jeunesse qu’il ne semble plus assumer. Encouragé par le succès fulgurant des albums suivants, le groupe s’est embourgeoisé, regardant cet album produit à la hâte et avec des moyens limités d’un œil dédaigneux, comme une relique d’un passé qu’ils préféreraient oublier.


Mais ce phénomène est courant chez de nombreux artistes, qui se montrent souvent critiques à l'égard de leurs premiers albums pour mieux promouvoir leurs nouvelles créations. Ainsi, *I Brought You My Bullets* a presque disparu des setlists du groupe, rarement joué en live, comme s’il était effacé de leur répertoire.


Pourtant, à mes yeux, ce premier album est le plus intéressant, peut-être même le seul qui mérite véritablement l’attention dans la discographie d’un groupe qui, en 2002, n’était encore qu’une goutte d’eau dans l’océan de groupes émergeant du New Jersey, portés par la nouvelle vague emo du début des années 2000. À ce moment-là, nul ne pouvait prévoir le succès mondial qui les attendait avec *Three Cheers For Sweet Revenge* en 2004, un succès si colossal qu’il les placerait aux côtés des géants de la pop comme Lady Gaga ou Katy Perry. Un destin rare dans cette scène où beaucoup de groupes n’ont jamais franchi ce cap – exception faite de Fall Out Boy, qui connaîtra un succès similaire quelques années plus tard.


Pour comprendre cet album, il faut remonter à ses origines, à Gerard Way, un jeune homme de 24 ans, étudiant en dessin à New York, partageant son temps entre la métropole et son New Jersey natal. Son rêve était de devenir dessinateur de comics, sa grande passion. Mais en 2000, l’industrie du dessin subit une transformation radicale avec l’arrivée des nouvelles technologies : les œuvres se créent désormais sur des écrans, via des logiciels, alors que Gerard, lui, s’accroche à son crayon et son papier, un attachement qui met son avenir en péril.


Les entreprises recherchent des diplômés maîtrisant les outils numériques, et Gerard se retrouve bientôt désœuvré, confronté à cette angoissante période de la vie où les portes semblent se fermer, laissant place à la dépression, à l’alcool, à une résignation amère qui marquera plus tard ses chansons.


Le 11 septembre 2001, ce matin où tout a basculé, Gerard prend le train reliant New York à son New Jersey quotidien, un trajet comme tant d’autres, les yeux peut-être perdus dans la contemplation des tours jumelles, écho de ses doutes grandissants. Mais ce jour-là, les tours s’effondrent sous ses yeux, les flammes, la fumée, les cris – tout cela le submerge. La légende veut que ce soit ce moment précis qui l’ait poussé à fonder un groupe de musique, un projet qu’il avait toujours gardé secret. Il n’était pas étranger à la scène punk locale du New Jersey, bien qu’il n’eût jamais montré un grand talent pour la musique ni joué sérieusement dans un groupe. À 24 ans, il était déjà vieux dans cette scène où tout se jouait généralement entre 18 et 20 ans.


Le New Jersey est un petit État, où tout le monde se connaît. Les groupes se multiplient dans cette période bénie où les disques se vendent encore, où les labels locaux profitent de l’essor de cette nouvelle vague punk-emo, amplifiée par l'arrivée d'Internet et de MySpace. Le contexte est favorable. Il faut désormais monter un groupe. Gerard gratte quelques accords à la guitare, mais son désir véritable est de chanter. Son frère cadet le rejoint à la basse, et Frank Iero, un guitariste du New Jersey, les complète. Ces deux jeunes-là sont avant tout là pour s'amuser, avec des compétences musicales limitées. Pour assurer la stabilité du groupe, Ray Toro, plus expérimenté, les rejoint. Il apporte la technique nécessaire mais préfère les orchestrations raffinées d’un Brian May aux accords déchirants et désespérés d’un Blake Schwarzenbach.


Mais peu importe ces différences, le groupe est là. Artificiel, précipité, formé dans l’urgence d’un homme en quête de sens après le traumatisme. Et pourtant, l’alchimie opère. Les membres s’entendent bien malgré l’écart d’âge. Ray Toro reste absorbé par sa guitare, Frank Iero est là pour s’éclater, et le jeune frère de Gerard, Milky Way, est plus en retrait. Gerard, lui, devient naturellement le leader charismatique du groupe, un leader dont l'ego peut s’épanouir sans contrainte. Et l’avenir confirmera cette harmonie : la formation originale tiendra jusqu'à la séparation du groupe en 2010, un fait rare dans le milieu.


Ce premier album, maladroit et imparfait, ne brille ni par la basse ni par la batterie, et Ray Toro, bien qu’on entrevoit déjà son jeu distinctif, n’apporte pas encore grand-chose. Mais la voix de Gerard, empreinte d’une énergie brute et d'une intensité palpable, commence à révéler ce qui fera le succès de My Chemical Romance. Les textes, souvent inspirés de son univers comics, évoquent des vampires (*Vampires Will Never Hurt You*), des zombies (*Early Sunset Over Monroeville*), mais aussi des expériences personnelles comme le 11 septembre (*Skylines and Turnstiles*), la dépression et l’alcoolisme (*Headfirst for Halos*), et même l’amour (*Cubicles*).


Mais la vraie force de cet album dépasse le groupe et son producteur, Geoff Rickly de Thursday. *I Brought You My Bullets* capte l’essence même de la troisième vague emo, de cette scène locale du New Jersey : une urgence, une maladresse, un désespoir palpable qui résonnent au-delà du temps et de l’espace. Peu importe d’où vous venez, cet album vous plante un poignard dans la chair et vous transporte dans les banlieues délaissées du New Jersey en 2002, où l'ombre de Manhattan se projette comme un spectre silencieux.

VictorBergeaud
7
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Créée

le 26 déc. 2020

Modifiée

le 26 août 2024

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