Everything is doomed but I love you, Honeybear
Intituler un disque (plus ou moins) "Je t’aime, NounoursChérie" relèverait en temps normal soit d’une mièvrerie quasi-militante, soit d’une vaine plaisanterie second degré. Mais justement, Father John Misty décide de ne pas choisir : il se situe entre les deux. C’est cette hésitation, ce quelque chose d’indécidable qui donne à son album une beauté à la fois pure et acide.
Le programme est donné d’entrée. L’artiste a accueilli l’éclat divin de l’amour dans sa vie et décidé d’en honorer ses compositions. Celles-ci sont splendides. Magnifiquement arrangées de cordes, de trompettes mariachi, de guitares lap steel, elles se lovent dans le folk californien 70’s, irradient ici de quelques célestes chœurs soul ("When You’re Smiling and Astride Me"), soudain basculent dans un strident boogie-rock incantatoire ("The Ideal Husband"). Mais enfin, peu importe. Ce qui donne justement sa force à "I Love You, Honeybear", c’est de ne pas se laisser étiqueter et situer dans un courant d’influences dérisoires. Ou plutôt, à l’inverse de ces groupes éphémères qui harcèlent l’actualité, on ne se préoccupe pas des influences et de l’étiquetage, on les oublie, on reste simplement frappé par la grâce évidente des chansons et l’incroyable clarté du chant de Josh Tillman, l’une des plus belles voix entendues ces dernières années.
"I Love You, Honeybear" fait partie de ces albums qu’on dit hors du temps, surtout parce que l’auditeur se laisse presque innocemment happer par les compositions, la force de l’interprète. Sans chercher leur contexte, leur pertinence contemporaine. Il n’y a plus que ce désarmant dialogue qui s’entame en nous, avec des chansons et la voix qui les porte. Toutefois, si Father John Misty chante à la gloire de l’amour, il le fait bien selon ses propres termes. Baignés d'incantations religieuses - Tillman a été élevé dans une communauté évangéliste -, les textes passent du romantisme le plus transcendant à la vacherie la plus rude, de l’anecdote graveleuse à l’universelle mélancolie face à la marche du monde ("Bored in the USA" et "Holy Shit" sont aussi crève-cœur qu'acerbes). Cet album à la gloire de l’amour ne s'exprime pas comme on l'attend. Ses textes sont bizarrement drôles, ce sont ceux d’un comédien et sans cesse on y passe de l’effroi au ravissement. On ne sait sur quel pied danser, à passer comme John Misty dans un cycle harassant de certitudes et de doutes. Il n’y a plus que son timbre limpide qui donne foi aux saillies déglinguées, leur imprimant cette beauté simple, évidente mais réflexive - l'immensité de "Strange Encounter" ! Tout y est dérisoire, tout y est déchirant. Loin des rassurants étiquetages qu'on nous vend comme des certitudes en ces temps troublés, il faut chérir la beauté ambivalente du Nounours. A double tranchant.