Mise en scène d’une discussion de deux heures au restaurant. Point.
J’adore ce genre de dispositif. On touche au plus basique, filmer des gens qui bavardent de tout, de rien dans un lieu clos et voilà. Mais aussi au plus essentiel : épure extrême des face à face. Que peuvent se dire deux personnages ? Comment tenir la durée sur l'apparente banalité des visages et des mots ? Si l’écriture des dialogues est brillante, on est embarqué comme jamais. Et on peut passer de la comédie slacker ("Clerks") au délire paranoïaque extrême ("Bug"). J’en oublie, évidemment.
Avec "My dinner with Andre", on atteint presque au sublime du film de dialogue. Deux amis new yorkais, Wally et André, deux hommes de théâtre, qui se retrouvent après s’être perdus de vue quelques années. Ils sont dans un restaurant chicos mais d’une morosité à pleurer. Ils boivent du vin, mangent des terrines. André parle de ses expériences récentes. Il parle beaucoup et quand il s’interrompt, son ami le relance d’une question.
Il faut le dire, le premier tiers du film est une pente assez rude. Pas de discussion possible, puisque c’est un monologue. André détaille ses expériences théâtrales farfelues et arty, il abonde sur ses révélations mystiques. On partage la stupéfaction de son interlocuteur qui déguste sa soupe. André, l’apparent narcissique, saura-t-il se taire et accepter le dialogue ?
Mais c’est une épreuve nécessaire. Il faut prendre quelques détours pour atteindre l’essentiel. Peu à peu, l’échange s’emballe. L’ami cesse de poser des questions et émet des avis. Même plus, il partage des pensées intimes. Dans lesquelles les deux amis se rejoindront ou se sépareront.
Là, ça devient dur à détailler. Parce qu’on dépasse le stade du simple film de dialogue, pour arriver à un véritable échange philosophique, à un miroir à ce point lucide qu’il en devient libérateur. Sont passés au crible nos relations sociales, notre vie quotidienne, notre perception de celle-ci, notre attitude, notre place au sein d’un système, la mission de l’art au milieu de tout ça… Il est rare de ressentir une communion aussi intense avec des personnages, qui s’expriment de la manière la plus simple et intime.
Des personnages vraiment ? En s’intéressant a posteriori aux acteurs, dont on avait remarqué qu’ils jouaient sous leur vrai nom, on découvre qu’Andre Gregory, qui est bien un homme de théâtre, a réellement traversé cette période de doute, teintée de désespoir, et qu’il s’en est ouvert à son ami Wallace Shawn. Celui-ci, très touché par son récit, décide de le porter à l’écran. On réalise alors que ce monologue d’André, ce rude monologue à gravir, est sa confession, son portrait. Cette part du film était la sienne, la sienne seule, elle lui rendait justice.
Et ainsi le générique de fin apparaît à l’écran, un splendide générique, nécessaire : le calme absolu se fait en nous, tandis que défilent les rues de New York plongées dans la nuit, et que les notes alanguies de Satie portent leur évidence. Ici, c’est au spectateur de faire entendre sa voix : décidera-t-il que Wally sortira à jamais changé de son dîner avec André ? Ou ira-t-il simplement raconter à sa femme qu’André est devenu un homme aigri, un illuminé ?
Pour ma part, il s'agit d'un manifeste de combat.