Grand Corps Malade a proposé à dix auteurs d’écrire un texte à partir de la phrase il nous restera ça, si ce n’est de s’en servir comme point de départ. Le projet est ô combien séduisant, tant il fait se rassembler des artistes aux univers lyriques et musicaux variés pour créer un album rare et ambitieux. Dix auteurs, liés par l’amour et l’assemblage des mots parmi lesquels Ben Mazué, les chanteuses Jeanne Cherhal et Luciole, le rappeur Lino, les écrivains Erik Orsenna et Fred Pellerin mais aussi Charles Aznavour. Certains ont déjà collaboré avec le slameur, à l’image de Richard Bohringer alors que d’autres se font plus rares sur ce genre de collaboration, comme Hubert-Félix Thiéfaine et bien sûr Renaud, qui retrouve l’écriture et le studio.
Quatre mots, situés à l’épicentre d’un projet au concept unique, livrés aux interprétations singulières de ces onze auteurs.
Le projet d’écriture et de collaboration est aussi alléchant que l’est celui de l’interprétation. Dans un registre unanimement proche du slam, chaque chanteur conte son texte et explore donc un univers musical rarement emprunté. Chaque artiste, chanteur, poète avant tout, vise là où il le veut et la cohérence de l’ensemble est assurée par les compositions de Babx et Angelo Foley. David Babin (alias Babx) a déjà prouvé qu’il savait mêler musique et poésie sur l’excellent album Cristal Automatique #1, sur lequel il a apporté sa vision aussi sombre que fine aux poèmes de Rimbaud, Artaud, et Baudelaire notamment.
Entre acoustique sur les premiers titres avec les présences de pianos, violons, altos et violoncelles et une direction électronique par la suite, l’impulsion générale est de mettre du rythme. Ce qui témoigne une nouvelle fois du désir d’innovation d’un projet qui évite l’éternel alliage musical poésie/hypnotique. La tendance musicale de chaque morceau à monter quasi-systématiquement crescendo en puissance est là pour donner de l’ampleur aux textes, du corps aux mots.
En forme de constat, « il nous restera ça » interroge sur les choses qui n’auront pas de fin, sur ce qui perdurera, mais après quoi ? Démarche post-apocalyptique pour certains, bilan après séparation, après la vie… et d’ailleurs pourquoi pas explorer ce qu’il y avait avant la vie ? Pour sûr, c’est la mécanique du temps et de son écoulement qui dicte les 16 pistes de ce projet.
Pour beaucoup, le ça représente ce qu’il nous reste après la passion amoureuse. Bohringer livre a capella sur Bleuette quelques mots pendant lesquels on retient aisément son souffle.
La fin d’une idylle laisse place à La résiliation pour Ben Mazué. A noter que cet artiste exprime tout son talent lorsqu’il évolue dans un les registres du slam et du rap et c’est un réel plaisir de le voir évoluer ainsi.
Pour Hubert-Félix Thiéfaine, la tournure est éminemment plus astrale ; Le temps des tachyons fait le constat un brin obscur d’une humanité éperdue en quête de jours plus lumineux, sur fond des théories d’Einstein. HFT et sa poésie souterraine entremêlent réalités urbaines et temporalité. Même si le propos évite la noirceur d’une éventuelle fin, la conclusion musicale aux reflets d'apocalypse, à la limite de la saturation, suggère l’entrée de ce temps-là, celui de ces particules hypothétiquement plus rapides que la vitesse de la lumière dans le vide.
Là-bas sur les terrains vagues de nos cités
l’avenir se déplace en véhicules blindés
Symphonie suburbaine & sombres fulgurances
à l’heure où les sirènes traversent nos silences
Il nous restera ça au moins de
romantique quelques statues brisées sur fond de ruines gothiques
& des saints défroqués noyés dans le formol
avec d’étranges traînées rougeâtres aux auréoles
MC2 sur racine carrée de 1 moins V2 sur C2…
Nous rêvons tous un peu de jours plus lumineux
Avec un tout autre regard, Les années lumières de Fred Pellerin reviennent sur l’origine de notre ère et dressent un portrait critique de l’avènement de la propriété. L’écriture est somptueuse et le morceau dégage une émotion toute particulière. Ce qui intéresse le québécois, c’est de retrouver l’essence. Et il semblerait que cet essentiel se situe dans le soleil, ou dans le lien familial.
Justement, entre enseignements et bilans de toute une vie, les thématiques de l’âge et de filiation sont pour beaucoup ce que nous serons capable de préserver. Jeanne Cherhal susurre les mots de la vieillesse et ferait presque le bilan à l’heure de transmettre aux générations suivantes sur le titre Quand nous aurons cent ans. La transmission est également le fil conducteur du texte de Renaud sur le titre Ta batterie. Il adresse à son fils Malone une invitation à faire du bruit là où cet éternel loubard n’en fait plus. La voix de Renaud est rocailleuse, marquée, rongée. Bouleversés, nous ne bouderons pour autant notre plaisir de le voir de ce côté-ci de la lumière.
Pour les derniers, il restera la musicalité des mots. Aznavour se raccroche à l’écriture et invite à s’y épanouir accompagné par le piano de Babx et les mots seront également les ultimes survivants pour Luciole. scripta manent.
Il nous resterait donc tout ça.
Grand Corps Malade porte la réalisation artistique de l’album et signe quatre textes (six avec une intro et un interlude) et montre qu’il sait toujours aussi bien jouer avec les mots et leur sens. Le premier titre, L’heure des poètes, fait pourtant craindre un album qui se cherche entre hommages et admirations. Mais ce sentiment est immédiatement balayé par un ensemble à l’aboutissement convaincant et une innovation indéniable.
Avant de conclure personnellement l’album Il nous restera ça sur un titre éponyme, Grand Corps Malade nous a invité quelques minutes à s’assoir sur Le banc quelques minutes avec lui, à regarder la vie tant qu’il y en a.
Inévitablement, cet album est un peu inégal, mais autant que l’on pouvait le présager. Je vous confie volontiers que le Cinéma pour aveugles de Lino ne m’a pas franchement animé et son texte, presque facile, semble bien insipide à côté de celui des autres invités. Bien que le titre soit sauvé par le flow du rappeur membre du duo Ärsenik et une réalisation musicale tout à fait dans le coup. Mais l’on retient de cet album une capacité générale à rentrer au plus profond des choses, grâce à des interprétations de vrais amoureux des mots. Des plumes à l’unisson romantiques, situées entre le post-apocalyptique et la recherche de l’essence, qui ont toutes exploré le poids du temps.
Se dégage donc ce cet album une émotion multicolore, décuplée par la présence de Renaud et par les prestations de Thiéfaine, Pellerin et Boringher principalement. La poésie est sublimée par une musique envoutante et rythmée, qui rend palpables toutes ces destinées.