In Utero
7.6
In Utero

Album de Nirvana (1993)

Nirvana finira par s'écrouler à la rentrée 1993. Fatigué par son succès. Rongé par la pression du monde et des hommes. En train de devenir une entité putride par la lente agonie de son chanteur, Kurt Cobain. Novoselic, sûrement meilleur diplomate que bassiste, semble bien inconscient de la réalité de la chose. Imbécile heureux au visage presque artificiel. Dave Grolh, batteur stratosphérique, sait qu'il vit un drame humain et qu'il est un acteur vital de cette farce grotesque et funeste. Il attend.


Album au titre prémonitoire. In Utero. L'accès à l'insouciance, pour se cacher du monde. Volonté de surpuissance face au pouvoir des médias.
Cet album, il ne faut pas se contenter de le disséquer d'une façon débilitante. Ce n'est pas un juste un cadavre que l'on regarde dans son ensemble à un instant t, avec des gants, une lumière blanche rappelant la mort et une blouse immaculé de légiste, lassé de sectionner des lambeaux de peau, de déchiqueter de la viande. Non, il faut prendre en compte la période finale du groupe pendant laquelle il pensa, composera, sortira et surtout, représentera l'album sur scène. Avant et après. Le pendant est secondaire.


Janvier 1993. Nirvana donne deux concerts dans une aura de chaos au Brésil, alternant entre violence et syncope. Dans cet avaloire sordide, rempli d'images perdues et sépulcrales, Cobain est incohérent. Amaigri, et sous héroïne. Les joues creuses, d'un macchabé qui vit par procuration.
In Utero est en gestation sous un soleil noir. Quelques chansons de cet album sont jouées. Deux. Elles sont à cheval entre le rythmique très pop de Nevermind et l'insondable délire progressif du rock des années 70 (inspiration, aussi étonnant soit-il, majeure de Cobain). A posteriori, aucun doute. Cobain s'évaporera. Très bientôt ! C'est ici, sous le doux nom de "suicide commercial", que le futur album de Nirvana sera sacrifié sur l'autel du grunge. Condamné à pourrir à l'ombre de Nevermind !


Scentless Apprentice, avec le riff de Dave Grolh, perdra certes son identité progressive au fil du temps, mais adopte un rythme anormalement lent, plombé par la batterie et saccagé par le solo destructeur de Cobain. Les larsens et fausses notes, tout heureux de se nourrir de la noirceur du blondinet.
C'est ici aussi, qu'Heart Shaped Box adopte de manière certaine, ce son si acide et tranchant. Cette introduction lancinante, avec une voix de Cobain fragile mais hurlante lors du refrain. Et ce solo de guitare, aussi bref que la vie de son auteur, suraigu, fatigué et bipolaire.
Oui, l'album est hanté par Kurt. Les paroles, très ambigües et qui rompent les codes, sont poignantes. La batterie est très mise en avant, très rythmique. La basse est fantomatique. Une ombre sonore.


Et puis très vite, le groupe enregistre, s'embrouille, enregistre de nouveau. Geffen hausse le ton. In Utero est trop "sombre et blessant pour les oreilles". Nirvana poli légèrement son fœtus malformé.


Dumb, balade légèrement "rock" lors de ses prestation de 1991-1992, adoptera un ton beaucoup plus doux, plus "oriental" aussi. Mais aussi une identité particulièrement angoissant, glauque. Difficile de ne pas penser à son propre cadavre en écoutant cette chanson. Imaginez-vous la face informe de Cobain d'avril 94 ?
Vient Pennyroyal Tea, chanson rendue plus vive par les guitares aux voix distordues. Cette lente chute de tempo, pénible de prophéties. Qui nous semble parfaite pour couvrir le joyeux voyage du rouge en train de sourdre d'une tête blonde.


21 Septembre 1993. L'album sort. Explosion des ventes sur fond de relents de fanatisme post-Nevermind. Top 1. Et très vite, effroi dans la masse. L'album est cru, puant et sale. Le suicide commercial. Tout va à vau-l'eau.


À l'image de Milk It. Écrite sur fond de délire médicamenteux. Au mieux scatophile. Métaphoriquement pornographique. L'obsession malsaine pour les fluides corporelles de Cobain et ses délires sous analgésiques se mélangent ; il se baigne dans cet océan noirâtre et visqueux du spleen. La partie instrumentale est ignoble à l'écoute. On se moque de nous.
Frances Farmer Will Have Her Revenge On Seattle, euphorique lors du solo, parsemé de cris lors du refrain. Une chanson lente puis rapide, sombre et entraînante. Un cas d'école du Nirvana période 1993.


18 Octobre 1993. Le groupe entame sa tournée américaine. Formidable mise en scène. Le groupe, qui s'apparente à un cortège de morts, exaltés sous le regard indifférent de leurs mannequins organiques qui les accompagnent. Des orchidées. Partout. Des pétales déchirés et déchiquetés. Des bougies et des constellations. Salles combles.


Tourette's, la splendide oubliée du groupe. Ultime moment de rage, aux paroles évoluant dans le non-sens total ; à l'instar de Smells Like Teen Spirits. La seconde tua le groupe. La première n'est qu'un rêve de crever écrit par Cobain. Chansons pour malades écrites par un malade.
Rape Me. Du subversif. Très pop en 1991 sur scène. Bien morte en 1993 sur CD.
L'une des chansons les plus cyniques de Cobain. Les féministes ne comprennent rien. Et le monde ne comprend rien. MTV va saisir sa chance...


Et voici enfin la belle comédie. Une foule qui danse sur des flammes bleues en train d'étouffer.


18 Novembre 1993. Le groupe enregistre l'un des concerts les plus vendus de l'Histoire. MTV Unplugged. Nirvana arpente la vie au hasard. N'a plus de but. Sur les chemins aléatoires du succès, il cherche plus que des raccourcis pour partir par la grande porte. L'hypocrisie incroyable qui entoure ce concert est fou. Le groupe semble ravi d'être là, pour une fois. MTV moins. Et puis beaucoup plus au moment de sortir l'album. Histoire de faire du fric sur les cendres du chanteur.


13 Décembre 1993. Le concert le plus faux mais aussi le plus vrai du groupe. Tout le monde fait semblant. Cobain sourit, saute, bouge car il est filmé. Le son est rendu artificiellement plus "Nevermindien" par MTV. De la poudre aux yeux.
L'ambiance bleutée, très onirique contraste radicalement avec le déchaînement total du public. On frôle la panique générale. Les gens presque écrasés sur les barrières. Et Cobain, évoluant dans un plan si proche et trop lointain, cri la rage à plein poumon. Ils appellent à mettre Seattle en vrac. À l'envers, à l'endroit. Les guitares grondent. Un ange sans tête trône fièrement derrière lui. La fin est l'image de Nirvana. Brouillonne, mais légendaire. Cobain est seul, épié par tous. Les orchidées flottent. Doucement, l'antinomie recouvre le plafond, ce si lourd couvercle.


Radio Friendly Unit Shifter, avec ses guitares qui hurlent, ses paroles kaléidoscopiques. La mitraille que Cobain nous jette au visage. Imaginez-vous cette élégante chambre, où ce petit homme, accablé par des murs remplis de tortures, ces sols débordant des mégots de cigarettes, chante avec indifférence et mépris. Des seringues, des manuels d'anatomie, des boîtes de lithium et autres antalgiques. Des guitares périmées et ce corps planant de lourdeur. Presque en vie.
Serve The Servants, ridicule dans son tempo et incompréhensible dans ses paroles. Prendra un ton plus rock en concert. Une chanson avortée. Presque à oublier.


Pour finir la tournée européenne d'In Utero. Et là, c'est le terminus. Vraiment. Plus de décor. Enterrement aux allures minimalistes. Cobain n'est plus qu'un pantin insignifiant. Les concerts sont d'une vacuité trop encombrante pour être vantés. Cette marche des morts prendra fin en mars 1994. À Berlin. Cobain perd sa voix. Juste ça.


Very Ape, prosaïque et expéditive. Très rock, mais pas du tout Nirvana. Une étrange chose sur cet album.
All Apologies, chanson où les remords de Cobain se télescopent. L'ambiance, monolithique, est traversé de tous côtés par le chagrin. Distorsion finale qui entoure de sa chaleur les tristes dires et songes d'une fin vraiment trop longue. Exsangue.
(Gallons of Rubbing Alcohol Flow Through the Strip, qui est une piste cachée de l'album, sert de gigantesque improvisation du groupe. Atmosphère lourde, comique et étrange aussi. Un amusement très froid du groupe)


5 Avril 1994 : Des yeux bleus comme emblèmes oubliés. Un regard vide et informe. Une face de mort pulvérisée par un canon encore chaud.
Vite, bien vite. Le sang ruisselle sur le sol. À gauche et à droite. Des directions au hasard. Plus doucement, ici et là. Le temps se stoppe. Tout se dilate. Les secondes s'étirent. À droite ou à gauche. Doucement, bien doucement. Le mouvement s'essouffle. Et puis une nouvelle ligne rouge se dessine. Et une autre. Encore. Vite. À gauche. À droite. Ici et là. Stop. On reprend avec une autre. Doucement. Bien doucement. À gauche à droite. Moins vite...

Meursault
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le 18 août 2015

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