Avec ce deuxième album, Infestissumam, le combo suédois Ghost se situe en droite ligne de la longue tradition satanique qui perdure depuis des décennies dans la musique occidentale.
Là, j'ai à la fois tout et rien dit. Mettons-nous d'accord sur ce qu'est une musique satanique, en premier lieu. Parce que voyez-vous, amis lecteurs, Elvis Presley c'était de la musique satanique. Et comment ! Le point commun entre Elvis et Nocturno Culto ? Il tient en un mot : subversion. Du latin subvertere, « renverser », la subversion est un processus de remise en question de l'ordre établi, le plus souvent de l'ordre social. Bien entendu, on utilise principalement ce terme dans un contexte politique ou militaire, pour désigner de la propagande révolutionnaire. Mais en matière d'art et de connaissance, c'est un autre domaine.
Dans la religion chrétienne, le Mal et ses incarnations sont souvent subversives : le serpent parvient à foutre en l'air la super ambiance qui régnait en Eden en faisant comprendre à Adam et Eve que le nudisme c'est ridicule, et hop, soudain tout ce qui semblait normal et établi devient gênant, rétrograde et j'en passe. C'est bien sûr une vision grossière de la chose, mais vous constaterez que je n'y suis pour rien : la connaissance, l'ouverture d'esprit, la volonté de changement et de libération, c'est l’œuvre de Satan. Et c'est pas moi qui le dit.
Ainsi Elvis, en digne descendant de Lucifer (« porteur de lumière »), est un des principaux responsables du dévergondage des adolescents américains au début des années 1950, et de leur émancipation progressive, émancipation dont il serait naïf d'ignorer qu'elle a aussi généré un formidable marché économique, la jeunesse. Mais ça c'est un autre débat. On pourrait aussi associer d'autres entités musicales à ce mouvement, comme les Beatles ou Bob Dylan, par exemple.
Mais à nos oreilles, des oreilles de 2013, qui sont passées par Black Sabbath, Venom, Slayer et Dimmu Borgir, le « démoniaque » Elvis fait doucement rigoler et ressemble plutôt aujourd'hui à une musique de redneck, une musique d'establishment. Ironie de l'histoire. Il est donc temps de lever le voile et d'aborder un aspect plus mystique de la musique moderne, avec, vous vous en doutiez, l'apparition de Black Sabbath, qui, sans être un groupe sataniste, serait plutôt du genre satanique. Si vous saisissez la nuance. Occulte, mais sans prêcher Satan. On peut citer pléthore de groupes de metal sataniques, c'est à dire dont le principal objectif est de bousculer l'ordre établi symboliquement, par le biais de la subversion. Jusqu'à ce que certains se lancent carrément dans le satanisme, presque toujours simulé, à partir de la fin des seventies.
La musique satanique était pour ainsi dire devenue le pré carré des groupes de death américains et de black metal scandinave, jusqu'à ce qu'une nouvelle vague de heavy occulte se soulève à la fin des années 2000. The Devil's Blood, Witchcraft, Year Of The Goat, autant de groupes tout à fait sympathiques basés sur un intelligent mélange d'influences musicales allant de Black Sabbath à Blue Öyster Cult, et de textes ostensiblement satanistes. Avec son premier album, Opus Eponymous, Ghost s'était inscrit dans cette mouvance de manière assez satisfaisante, sans pour autant renverser les crucifix par dizaines.
Il en est tout autrement de cet Infestissumam, qui est un putain de chef d’œuvre.
C'est avec la plus grande joie que nous nous joignons à eux pour célébrer les deux seuls cultes qui en vaillent vraiment la peine : Satan, évidemment, mais aussi le bon son.
Sur l'autel de la musique de qualité ont été sacrifiés à grand frais les petits passages et enchaînements parfois dispensables du premier album, et le sentiment de quasi perfection qui vous prend dès la première seconde du premier morceau n'est pas du genre à vous lâcher. Bien sûr, même si c'est avec la conscience tranquille qu'on peut ici crier au génie, tout n'est pas exceptionnel sur cet album, mais tout est bon, même très bon. A vrai dire, on peut tranquillement établir le fait que cet album est une absolue tuerie, ne reste plus qu'à déterminer quels sont les morceaux préférés de tout un chacun.
En ce qui me concerne, j'adore le cabaret burlesque de Secular Haze, hommage démoniaque à Kurt Weill , ou la fraîcheur du plus léger Depth of Satan's Eyes, dont le rapide solo de guitare est simple et limpide, et donc magistral de ces deux qualités si rares dans le metal. Mais, restons sérieux, ajoutez-y Per Aspera Ad Inferi, Jigolo Har Megiddo, Body & Blood et Idolatrine, il s'agit surtout là de divertissements, d'agréables apéritifs admirablement tournés, merveilleusement produits, et qui forment un écrin parfait pour les trois chefs d’œuvres de l'album que sont Ghuleh/Zombie Queen, Year Zero et Monstrance Clock. Vous allez écouter avec grand plaisir ces petites pièces délicates et subtiles, mais c'est sur ces trois monstres que votre oreille s'égarera vraiment. C'est évidemment la preuve d'un talent rare, de savoir remplir un album de morceaux plus légers, moins puissants, tout en restant créatif, intelligent et surtout, bon.
Là où est le génie, si vous voulez mon avis, c'est sur ces trois morceaux. Ghuleh/Zombie Queen, double pièce dont les deux parties s'opposent assez radicalement, est plus prog, et j'entends cela comme un compliment. C'est surtout la deuxième partie qui marque, où le talent des suédois pour doter un morceau au chant clair, limpide et aérien d'une rythmique lourde et épique est à son paroxysme. Quel paradoxe, quelle maestria ! Il en faut pour oser cette rythmique de batterie rétro, mais pas rétro Sabbath, rétro Eddie Cochran, et la faire s'enchaîner avec le martèlement moderne de Year Zero, un morceau à faire tourner casaque à la plus Boutin des Christine. Il en faut, dans la tête, et dans le pantalon. Oser la légèreté, voilà le credo de Ghost, et quelle magnificence !
Proclamons ensemble « Hail Satan, Archangelo, Hail Satan, Welcome Year Zero », mais accrochez-vous aux rambardes ce n'est pas la dernière proclamation rugissante de cet album. C'est dans sa version courte que je considère l'album comme ayant atteint sa plénitude, son véritable rythme de croisière, les deux inédits, sympathiques au demeurant, n'apportant guère. C'est surtout parce que le dernier morceau, le final magistral qui clôt l'album, c'est bien The Monstrance Clock.
Ce n'est pas un morceau, pas une chanson, c'est un putain d'hymne. Transcendantal, subtilement mélodique, évidemment épique, The Monstrance Clock est un appel aux fidèles, et les fidèles que nous sommes ne peuvent que frémir à l'écoute de cette cloche bourdonnante résonnant à travers leurs ventricules, et n'ont d'autre choix que de répondre à l'appel du Moog, singing:
Come together, together as a one
Come together, for Lucifer's son
Vous doutez de la capacité des cinq suédois à faire preuve de subtilité ? Écoutez-donc la reprise du refrain, aux alentours de la troisième minute, entendez ces délicates notes de guitare qui propulsent le morceau dans une autre galaxie, qui sortent le groupe de l'ornière revival occulte qu'il a lui-même grandement contribué à créer. Bien sûr, on n'échappe pas à sa propre nature essentielle, et c'est sur fond d'orgue d'église que les chœurs terminent l'album, annonçant comme autant de coups de semonce que le règne luciférien est pour bientôt.
Aimerais-je autant cet album s'il parlait de gonzesses à poil, de spliffs ou de belles bagnoles ? Non évidemment, mon petit cœur de sataniste vibre fort à l'écoute des morceaux de Ghost, comme il a pulsé des semaines durant pour Hail Spirit Noir, c'est ainsi, on ne se refait pas. Mais puisque c'est moi qui chronique cet album, que j'aime la Bête et la belle musique, légère et subtilement complexe, voici mon verdict.