Pompeux et fauché, mais visionnaire
Puisqu'il semble que je n'aurai jamais fini de vanter les mérites de Klaus Schulze ici bas, il serait de bon ton que je dépoussière un jour son début de carrière solo. Car Schulze, après avoir joué des baguettes chez Ash Ra Tempel et des coudes dans Tangerine Dream, avant même de devenir le magicien des boucles synthétiques qu'on connait, avait aussi expérimenté sur autre chose que des synthétiseurs. Et quand l'homme expérimente, il se fait pionnier. Cette fois, ça n'est jamais que l'ensemble de la scène drone qui suivra dont Schulze peut revendiquer la parenté. Avec pour seul matos un orgue bousillé, ressuscité puis modifié, un ampli usé et un enregistrement orchestral joué à l'envers, le teuton se crée ce qu'il appelle pompeusement sa "Symphonie Quadriphonique pour Orchestre et Machines Électroniques", ou Irrlicht.
Ses premiers paysages désolés, ses premières ambiances lunaires, glaciales, c'est ici qu'on les retrouvera. C'est dans un certain sens l'un des albums les plus extrêmes de Klaus Schulze ; son dépouillement matériel et son absence quasi-totale de mélodies (seules traces ; les insertions orchestrales en arrière-plan) créent une atmosphère contemplative sans précédent, où l'on se retrouve face à un vide abyssal, avec pour seuls compagnons les plages monochromes brouillées de l'orgue et la vague illusion d'une pièce classique jouée derrière. L'immersion le long des notes tenues est immédiate, notamment dans la première pièce "Satz Ebene" sur laquelle, à mesure que l'on progresse dans le morceau, on a l'impression croissante de visualiser Schulze qui nous tourne le dos, au milieu d'une cathédrale, tout occupé qu'il est à tirer de son instrument grandiose ses plages monolithiques. On s'attendrait presque à voir sortir Dracula lui-même de son cercueil devant pareille emphase (mais gaffe à ne pas s'assoupir en route, c'est beau mais dieu que c'est long...)! La deuxième face est plus sombre que la première car volontairement moins grandiose. Faite d'échos inversés et de sons plats tenus, la piste déroule lentement son spleen cosmique, laissant peu à peu apparaître les timides notes d'orgues qui ondoieront autour de la trame sonore et l'accompagneront calmement jusqu'à son terme.
Difficile avec le recul d'imaginer qu'un grand label Krautrock comme Ohr ait accepté de publier un album aussi peu conventionnel. On imaginera que c'était un coup de pouce particulier pour un ancien membre de Tangerine Dream (dont le label publiait au même moment le Zeit, autre classique made-in kosmiche musik)... et grand bien leur en a pris, et ce ne sont pas nos amis droneux qui nous contrediront. On pourra reprocher certes au disque ses imperfections, telles une emphase parfois trop statique et auto-contemplative et des pistes trop longues, mais on ne pourra que constater l'influence énorme qu'il a pu avoir sur les générations à venir.
Rendons à César...