Jane Doe
7.7
Jane Doe

Album de Converge (2001)

Un chef d'oeuvre de la musique moderne

Des critiques d’albums, j’en ai déjà écris pas mal (pas ici certes car c'est première, mais sur des webzine). Toutefois, je dois bien admettre que celle-ci est la plus dure que je n’ai jamais écris. Premièrement, parce que c’est mon album préféré de tous les temps. Deuxièmement, parce que je pense que c’est le meilleur album de tous les temps. Vous ne voyez pas la différence ? Elle est pourtant très simple. D’un côté je pense subjectivement que cet album est le meilleur de tous les temps, de l’autre je pense objectivement qu’il est le meilleur. Bon d’accord peut être pas le meilleur, mais à mes yeux il rentre dans la catégorie des œuvres musicales les plus incroyables jamais réalisées par des êtres humains. Laissez moi vous expliquer, mais commençons par le début.


Pour ceux qui ne connaissent pas, Converge c'est un groupe de Punk Hardcore Américain du début des années 90. Si au début leur style était très en phase avec ce qui se faisait dans le style de l'époque, très vite le groupe va s'affirmer avec des compositions tortueuses, des vocaux déchirés et une ambiance à fleur de peau ajoutant de l'émotivité à un style qui à l'époque en manquait cruellement. Petitioning The Empty Sky représente parfaitement ce groupe qui se cherche sans pour autant faire dans le brouillon. C'est avec Jane Doe, dont je vais parler dans un instant, que le groupe explose pour ne plus jamais quitter le trône de cette scène, tant la discographie est qualitative, la personnalité est affirmée et les prestations scénique sont intense. Car un peu comme Robert Johnson qui passe par un carrefour mystérieux et devient subitement légendaire pour les critiques, Jane Doe fait passer Converge du statut de petit groupe de lycéens pratiquant un style de niche, à énorme machine tournant partout dans le monde en tête d'affiche. Mais qu'est-ce qui a bien pu se passer ?


D'abord, il y a cette pochette mythique. Jacob Bannon, le chanteur mais aussi artiste, s'est occupé de toutes les illustrations du groupe. Celle-ci est une libre interprétation d'une photo d'une actrice et modèle française, Audrey Marnay qui ne le saura qu'en 2021 et doit être bien contente aujourd'hui d'avoir son visage tatoué sur différentes parties du corps de milliers de personnes à travers le monde (je vous laisserai vous renseigner sur cette petite histoire). Blague à part, cette pochette est aujourd'hui légendaire pour plusieurs raisons. Déjà l'illustration en elle même, cette fameuse Jane Doe nous toisant dédaigneusement de son air supérieur, d'une propreté soyeuse, jurant avec les artwork précédents, beaucoup plus agressif et déconstruit. Mais aussi, légendaire pour son contexte. Car Bannon a pour cette œuvre abandonné tous ses projets artistique, et s'est littéralement consacré à la réalisation de cette illustration pendant des mois, afin, selon ses mots, de "capturer toute l'essence de la désillusion des relations et concentré tout le négatif que je ressentait. J'ai fais cela dans l'espoir de créer du positif à travers tout le négatif que je vivais à ce moment là.". Le négatif dont il parle, c'est une rupture extrêmement douloureuse.


Ensuite, autre point plus discret mais qui mérite une mention tout de même, la production. Car celle-ci est l’œuvre de Kurt Ballou, le guitariste du groupe. Producteur depuis la fin des années 90 et responsable depuis de centaines de production aiguisée, Jane Doe est probablement la création la plus importante de sa carrière. Déjà parce qu’il n’en avait pas beaucoup à son actif, mais aussi parce que c’est encore aujourd’hui l’une des plus propres et des plus justes de son répertoire. Les guitares déchirent l’air, les vocaux sont toujours au bords de la rupture sans jamais prendre le pas sur le reste, la batterie bien qu’épileptique est d’une lisibilité impensable (ce son de caisse claire qui claque sèchement restera à jamais dans mon cœur). Il y a bien la basse qui est malheureusement légèrement en retrait dans les partie les plus intenses, elle garde tout de même une place de marque surtout sur les morceaux les plus lents et s’y dévoilent pleinement pour créer un groove aliénant.


Avec ces deux points on sent déjà que Jane Doe est le bébé du groupe. Initiative punk où le groupe prévaut sur tout niveau d’autorité, expression totale d’êtres humains qui allient ses forces pour passer un message. C'est à se demander pourquoi Jacob Bannon n'a pas sortie l'album via sa maison de disque Deathwish Inc. « Enfin bref, c’est bien beau tout ça mais la musique là dedans, on y viens pépère ou alors tu compte juste étaler ta science ? ». J’ai compris, j’y arrive.


Ce qui rendra mythique Jane Doe, au-delà de ces deux détails, c’est bien la musique. « Toi qui entre ici, abandonne tout espoir », car clairement le propos est noir. Il faut abandonner une certaine idée de la musicalité pour apprécier la musique du quintet (à l’époque), car dès l’ouverture l’auditeur ne peut qu’être soufflé par la puissance de feu de Concubine. Morceau d’une seule et unique minute ce dernier entame le festival de rage, de violence, de rancœur que serons ces 45 minutes. Il y aura bien quelques moment de répit, mais ne vous fiez pas au rythme pour juger l’intensité d’un morceau de cet album, car plus la batterie prends son temps, plus l’air est vicié. On suffoque lorsqu’on écoute Hell To Pay, comme dans une chambre où un couple ne se parle plus depuis quelques minutes qui paraissent des heures après une engueulade. On tombe avec Phoenix In Flight, malgré un titre bien trompeur, qui nous fais regarder avec torpeur les nuages qui s’éloignent dans notre chute. On sombre dans la léthargie lorsqu’on écoute le monument de onze minutes qu’est Jane Doe, hypnotisé par tant de beauté personnifié par une silhouette, un regard, mais ne représentant qu’une coquille vide. Une anonyme.


Et au milieu de tout cela ? De l’acharnement, de la rage, de la rancœur, du dégoût, de la tristesse, du chantage, bref de l’émotion, de l’urgence. L’émotion d’un humain qui se vide complètement. L’urgence de s’exprimer, de dire tout haut ce que son cœur pense tout bas depuis longtemps. Trop longtemps. Cette urgence on la ressent dans Concubine, ou encore dans The Broken Vow et ses paroles explicite. C’est simple, il n’y a aucun temps mort pour penser à autre chose qu’à cette rupture que l’on a tous vécu et qui nous a rendu misérable. Même lorsque le ton se veut plus « dansant », le contexte est toujours désabusé. Je pense à Homewrecker et sa rythmique mid tempo au milieu d’un « no love, no hope » criant, ou encore sur The Broken Vow encore qui bien que courte combine tous les éléments marquants de cet album en deux petites minutes. Enfin bref, une exécution parfaite, un rendu parfait, mais est-ce cela qui suffit à rendre un album parfait ? Bien évidement que non.


En faite il y a deux points qui pour moi contribuent à rendre cet album parfait et légendaire. Le premier est objectif et c’est la cohérence globale. Je n’ai pas fait l’introduction sur la pochette et la production pour rien. Car Jane Doe est un album concept malgré lui. Le groupe n’avait nullement envie d’en faire un, mais il l’est devenue par la force des choses. De la rupture de Bannon, à la vie étudiante morne de Ben Koller, Nate Newton et Kurt Ballou. C’est tout cela qui a donné envie à Kurt Ballou de s’enfermer avec ses acolytes dans un studio bien trop étroit pour y étouffer le son et donner ce rendu suffoquant, entouré de musiciens de qualité qui vivent des instants difficiles. Le tout est d’une cohérence si parfaite, que je pourrais continuer ce paragraphe encore et encore pour illustrer mon propos de poupées russes fractales.


Mais surtout, le point le plus important et ce dernier est totalement subjectif, c’est l’émotion. C’est simple, c’est l’album qui m’a fait comprendre qu’au delà de toutes prouesses techniques ou de toute éruption de violence, ce qui importe dans la musique et qui marque durablement, c’est l’émotion et l’authenticité. Ce qui différencie Converge du Grindcore, du Death Metal (deux styles que j’adore, je préfère le préciser), c’est cette émotion à fleur de peau, qui quelque part, justifie la violence. C’est cette douleur universelle que tout le monde a connu à travers les âges qui s’exprime au travers de cette violence et qui n’a pas trouvé d’autres moyen de sortir. C’est l’usage parfait du médium de la musique. Ce n’est pas un tir à blanc, c’est sanglant. C’est ça qui rend cet album d’utilité publique, car que l’on aime ou pas, ce sont des artistes qui utilise un sujet propre à tous, mais qui le font d’une manière qui dérange, sans concession.


D’aucuns seraient tentés de dire que finalement cet album ne serait que du bruit. C’est juste un type qui hurle, un type qui fait n’importe quoi à la batterie et des guitaristes qui frottent sans se soucier du résultat final. Soit. Je ne leur en veux pas. Car Jane Doe est un album exigeant. L’écouter, c’est quelque part envisager que la musique peut être différente que ce que l’on a l’habitude d’entendre. Sortir des carcans, des sentiers battus, au sein même de son propre style, ce qui fait que Converge, bien que très populaire à travers le monde, a encore des détracteurs parmi les fans de Hardcore, de Metal et autres musiques de sauvages. Cependant, pour qui est prêt à faire la démarche, à oublier presque tout ce qu’il connaît de la musique, de l’art en général, cette personne y trouvera un album d’une richesse rare, remplie de nuances, de prouesses techniques servant un propos qu’il ne connaîtra que trop bien. Des humains utilisant l’art pour s’exprimer entièrement, sans aucune façade, se mettant à nue devant son auditoire, sans peur, sans regret, le cœur lourd, les yeux rougis par des larmes bien réelles, communicatives. Un chef-d’œuvre de la musique.

Dronevil
10
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Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Top 10 Albums, Les meilleurs albums de punk hardcore et Les plus belles pochettes d'albums

Créée

le 11 déc. 2024

Modifiée

le 15 déc. 2024

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