Le magistral double disque qu'était « Songs in the key of life » a quelque peu épuisé Stevie Wonder, occasionnant un temps de sortie encore plus prolongé entre cette vie secrète des plantes et le précédent. Alors quand l'enfant prodige de la Motown se met à plancher sur la bande originale d'un obscur documentaire de Wallon Green de 1978 (1), celle-ci officialise l'album comme le nouveau Stevie Wonder, alléluia. Les choses ne sont pourtant pas aussi simples pour ce double album concept passionnant et expérimental du génie de la soul et là où les détracteurs de « Songs » ne pouvaient que marmonner dans leur coin devant la réussite de l'objet, là c'est sûr, ils allaient la ramener en masse en se frottant les mains.


Il faut dire que cette « vie secrète des plantes » est un peu bancale à première vue, son créateur poussant encore plus loin que précédemment les expériences sonores en tous sens. Et bien sûr après le maelström que fut l'album précédent, il était difficile de réitérer l'expérience, ce n'était à vrai dire pas le propos voulu par Wonder. Aussi quand on lui explique patiemment et en détail chaque instant du film, Stevie intérieurement compose d'emblée ce qui est un véritable voyage sonore aussi bien à la surface de la planète, faisant aussi bien référence à l'Inde (piste 3 du premier disque, Voyage to India), qu'au Japon (piste 6, disque 1) ou l'Afrique (piste 5 du second disque), qu'intérieur dans sa propre musique afin de la tirer dans d'autres directions.


En effet, si un « Contusion » où planait de loin l'ombre de Frank Zappa frappait précédemment sur « Songs... », dites vous que vous n'avez pas encore exploré entièrement le monde des visions musicales intérieurs de Stevie alors : un « Race Babbling » de presque 9mn electro-disco-funk minimaliste que ne renieraient pas certains artistes de musique électronique d'aujourd'hui. « Earth's creation » ? On est en 1979 et ça préfigure la musique de jeu vidéo des années 90 qu'on connaîtra bientôt sur consoles Megadrive (genesis aux U.S) et Super Nes. Stevie Wonder ? Toujours un certain degré d'avance, surtout dans sa décennie 70's. Et « The first garden » qu'on dirait écrite sur une boîte à musique de gosse avec juste cet harmonica magique une fois de plus qui nous émeut d'emblée (et des cordes synthétiques qui passent très bien en plus) ? Et... Une seconde, on a invité Tom Waits sur « Venus flytrap and the bug » ? Non, juste Wonder qui module sa voix et joue une fois de plus quasiment de tous les instruments (l'esprit de « Music of my mind » n'est jamais loin). « Seasons » ? On est presque chez le groupe français AIR (encore en avance Stevie). Et « Ecclesiastes »...


Ça c'est pour les titres plus ou moins « ovni ».


Mais les autres morceaux, plus « normaux » vont là aussi vous épater.
Comme souvent chez Wonder, un titre en apparence « simpliste » se révèle toujours plus riche et fort qu'on le croit quand on gratte sous le vernis. Et des douceurs made in Wonder, il y en a à la pelle et c'est que du bonheur. « Power flower », le slow décontracté et jazz en version instrumental de « Send one your love » laquelle revient en version chantée soul sucrée adorable au disque d'après. Et puis « Outside my window » avec son rythme chaloupé et ses petits gimmicks sortis d'un cartoon explosif, oh bon sang, mais ce titre se hisse au même niveau direct qu'un « Sir Duke » ou « I wish ». Et c'est un concentré de bonne humeur puissance 10 incroyable, impossible d'y résister, bordel. Et « Black Orchid ». Et le funk capté live (excusez du peu) de « A seed's A star »...


On avait quitté un Wonder qui nous avait livré son Grand Œuvre, presque exsangue comme une sorte de synthèse monstrueuse en deux vinyles (et un ep), il nous revient avec un album qui à première vue fit grincer pas mal de dents mais qui, à notre époque actuelle, si on s'y penche n'a jamais été aussi présent et enfin à sa place temporelle d'ovni là venu trop tôt ou trop tard, échappant à l'époque aux catégorisations sauf celles qui le jugèrent d'emblée kitsch sans y avoir laissées pourtant plus d'une oreille.


En 78, le documentaire de Wallon Green avec force plans macro et ralentis, tentait de démontrer scientifiquement que les plantes avaient une intelligence et une âme, minérale certes, qui nous échappait alors à nous, être biologiques du règne animal. C'était juste trop en avance sur les connaissances que l'on sait dorénavant du règne végétal (2). Cela n'effraya pas Stevie alors vu qu'il fit corps et âme avec le sujet d'êtres qui, d'ailleurs ne peuvent pas voir les choses comme nous mais les percevoir différemment. Et si le prodige de la soul pût donc être jugé Kitsch, décalé et guimauve à souhait alors, je pense qu'à notre époque en se repenchant sur ce double disque on serait surpris de voir comme l'album passe très bien au vu des évolutions des courants musicaux, des générations qui écoutent ces musiques, de ce que chaque décennie a apporté en termes de technologies, de retours nostalgiques aussi (j'ai cité « Earth's creation » en faisant référence à la musique électronique utilisée par les synthétiseurs sur les consoles de quatrième génération, dites « 16 bits »... ce n'était évidemment pas par ironie mais constat sincère et lucide, ayant moi-même grandi avec ces consoles de jeu vidéos et écoutant leurs musiques de jeu, si, si)...


Au final, The secret life of plants est donc un double album riche, foisonnant de petits bruits, de textes inventifs et d'arrangements qui une nouvelle fois chez le bonhomme, sidèrent et émerveillent pour peu qu'on s'y arrête longuement. Moi-même, y revenant avec recul et en prenant le temps j'en suis finalement presque tombé de ma chaise de bonheur en le redécouvrant.


Mais c'est là toute la question finale qui mérite d'être posée à notre époque actuelle : Peut-on consacrer suffisamment de temps quand tout pousse à fractionner des œuvres (disques, livres, films...) énormes et complexe ? Quand un Netflix scinde en plusieurs parties une œuvre longue d'un des derniers géants du cinéma encore en activité alors que de l'avis de son auteur lui-même, c'est qu'il s'agit d'un tout à regarder de bout en bout ? Quand on t'indique qu'on préfère regarder des épisodes d'une série pour être à jour plutôt que suivre les 3h30 et quelques des tribulations légendaires d'un bon, d'une brute et un truand ? (3)


En réintégrant notre époque, j'ai bien peur que ce double disque de Stevie Wonder y échappe une fois de plus, du fait qu'elle n'y serait cette fois plus prête. Allez, un bon geste, amis mélomanes...


======


(1) Parfois je me dis qu'il n'y a pas de hasard et que tout semble relié. Wallon Green est aussi le réalisateur d'un documentaire intitulé « des insectes et des hommes » chez nous, « The Hellstrom chronicles » aux U.S.A. Documentaire que j'avais évoqué tout aussi bien que le livre de science-fiction qu'il avait inspiré de loin, « La ruche d'Hellstrom » de Frank Herbert, l'auteur de « DUNE », oui, oui, dans ma chronique du fabuleux « Phase IV » de Saul Bass. Comme quoi...


(2) Le livre de Peter Wohlleben, « la vie secrète des arbres » qui corrobore une bonne partie des découvertes sur les végétaux n'est sorti qu'en mai 2015. Alors que la planète se meurt définitivement il est triste de voir que en ce qui concerne le monde végétal, les recherches restent donc désespérément à la traîne...


(3) Véridique.

Nio_Lynes
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le 5 déc. 2019

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Nio_Lynes

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