Quand le monochrome Join Hands a terminé de résonner en ses échos sinistres, on est ébloui par le vif éclair de néons multicolores de Kaleidoscope qui s'allume en 1980. Kaleidoscope est l'occasion pour les Banshees de dévoiler de nouvelles facettes.C’est peu dire que cet album marque une transition, déjà, il voit McKay et Morris quitter le groupe, ensuite, Siouxsie doit ralentir son rythme effréné sur ordre du médecin mais profite de l’occasion pour apprendre à se servir d’un synthé et à composer.
McKay est donc remplacé par le talentueux John McGeoch, subtil guitariste débarqué de Magazine qui apportera une nouvelle complexité aux morceaux du groupe. Et puis arrive Budgie.
Budgie, on pourrait en faire un roman. Issu de The Slits, c’est sans doute la merveille qui apportera aux Banshees l’ultime dimension qui leur fallait. Je ne suis pas très sensible aux batteurs en général, principalement par mon manque de connaissances théoriques dans le domaine, mais Budgie est sans doute mon batteur préféré de tous les temps. C’est dit, ça coupe court à toute notion d’objectivité. Budgie, dans ce monde noir réglisse, c’est le bubble-gum rose bondissant, voyez la vidéo du titre Israel pour vous faire une idée. Toujours à fond, appliqué et constructif, Budgie se paie le luxe d’être d’un abord extrêmement sympathique et souriant en interview. Une merveille avec des baguettes. C’est d’ailleurs lui qui se trouve au coeur du projet parallèle de Creatures, avec Siouxsie. La batterie de Budgie est presque un instrument mélodique, incroyablement créatif.
Avec cette nouvelle formation, le groupe trouve sa forme la plus convaincante. Reste à entendre ce que donne l’album !
Et bon, reconnaissons-le, ça commence magistralement avec Happy House, un des titres phares de Siouxsie and the Banshees. Le punk semble bien loin dans ce morceau bien plus pop qu’à l’habitude. Tout le monde y est à son meilleur. Steven Severin, toujours fidèle au poste, livre une ligne de basse exemplaire, belle comme un rêve, tandis que les synthés et la guitare de McGeoch enluminent la composition avec un riff inoubliable. Bien évidemment, ce qui frappe le plus dans le morceau c’est Budgie, avec son jeu décalé, mis en avant comme un perpétuel solo et inspiré en partie du reggae. Siouxsie n’est pas en reste, plus apaisée non sans une certaine espièglerie. Tout bêtement, c'est le nouveau son du groupe qui vient de naître.
Tenant marque l’arrivée flagrante des synthés, ils se marient sans discorde avec le son du groupe, développent une nouvelle dimension sur ce morceau alangui et inquiétant.
Trophy rameute un étrange saxo au son de la batterie martiale de Budgie. Le morceau débute dans une énergie proche du précédent avant de décrocher en quelque chose de plus entraînant. On est presque sur une version dark de Blondie par moments. Siouxsie s’en donne toujours à coeur joie.
Hybrid s’ouvre sur la batterie et la basse d’une façon incroyablement moderne avant que ne revienne le saxospectre (je dépose à l’occasion le terme, il s’agit de ce saxophone typique de cette époque, qui, loin d’apporter la chaleur cuivrée qu’il a dans les morceaux les plus pop, amène une dimension fantomatique à la composition dans laquelle il s’inclut) et la voix de Siouxsie qui est ici très proche de celle de Ari Up des Slits par moments. La batterie est encore une fois au centre de la scène.
C’est encore une basse cool qui lance les hostilités sur Clockface, avant que Siouxsie ne vienne hanter la suite du morceau. Pas de paroles ici mais une succession de woh-oh-woh !
L’étrange Lunar Camel est chanté par une Siouxsie toute retenue sur une combinaison inédite de synthés et de boîtes à rythmes. Comme quoi, on peut avoir Budgie dans son groupe et se permettre le snobisme de le remplacer par une machine !
Jusqu’alors, et depuis le premier titre, l’album est certes inventif, il manque de morceaux immédiatement efficaces. C’est réparé avec Christine, titre emblématique au sujet d’une intéressante jeune femme aux personnalités multiples, comme un kaleidoscope, vous voyez ? Tantôt vaporeux, tantôt tendu par une énergie communicative, le titre accorde parfaitement le fond et la forme.
Desert Kisses nous ramène sur des terrains plus mystérieux, plus synthétiques aussi. On y a la confirmation que Siouxsie a appris désormais à mieux placer sa voix, peut-être pour s’épargner, en ne passant plus systématiquement en force comme elle pouvait le faire. Désormais elle sait se faire hypnotique et elle ne cessera pas d’en profiter avec bonheur pour toutes les années à venir.
Mais voici Red Light. Le thème du voyeurisme est très présent dans la carrière du groupe, on le verra, ce n’est pas la première fois qu’il pointe son œil et on est encore très loin de sa dernière apparition ! Après s’être payé le luxe de remiser Budgie, c’est cette fois Severin qui est remplacé par une basse synthétique…du plus bel effet, mais c’est lui qui en joue alors tout va bien ! Les samples d’appareils photos rythment le morceau et se fondent avec le canevas complexe de la batterie de Budgie qui se réjouit de l’atmosphère enfumée de ce morceau atypique. Une mention spéciale au termes "too much exposure" dans des paroles aux significations multiples.
Paradise Place est plus classique, sur le thème des apparences, c’est un titre efficace où, une fois de plus, tout le monde est parfaitement en place.
La conclusion s’incarne avec Skin. Dépouillée dans un premier temps, le morceau voit une montée en puissance progressive, menée tambour battant par, oui, Budgie. C’est plus rock que ce que nous avons entendu jusqu’alors.
A mon humble avis, s’il fallait vraiment conclure en toute splendeur, il faudrait ajouter le somptueux single Israel dont je vous parlais plus haut, malheureusement absent de l’album car enregistré juste après. C’est l’un des tous meilleurs titres du groupe pour commencer, et une communion parfaite de ses membres pour continuer. Les lamentations de Siouxsie sont parfaitement soulignées par un groupe au sommet de sa classe.
Marqué par son morceau d'ouverture, l'album, malgré sa recherche et ses titres ciselés peine à renouveler l'alchimie parfaite, il faut dire qu'il a tout balancé d'un coup de maître ! Ceci dit ce serait vraiment cracher dans la soupe que de lui en vouloir car tout le reste est de très haute volée.
Bauhaus, Joy Division, The Cure et bien d'autre dont nous reparlerons, ces prestigieux collègues auront du mal à cacher l’influence évidente de cet album sur l’ensemble de leur production. Siouxsie and the Banshees, qui jusqu’alors aurait pu être considéré comme un élève doué de la scène post punk, montre avec Kaleidoscope qu’il en est en réalité un acteur majeur qui privilégiera presque toujours la recherche à la facilité. C’est assez vertigineux de se dire que cet album n’est pourtant qu’une marche vers l’aboutissement à venir, une insolente répétition avant plusieurs chefs-d’œuvre qui ne demandent qu’à se libérer de la soie de leur cocon.