Tabula rasa
Kid A on peut dire que c’est déjà de l’histoire ancienne, et pourtant il se passe quelque chose à chaque fois que l’album démarre, comme si un cycle se tournait encore et à nouveau, que chaque écoute...
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le 10 juin 2014
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Kid A est un album de l’ère glaciaire. Paradoxalement, il a beau avoir été lâché dans les premiers mois de l’an 2000, il se donne moins pour marqueur de notre époque que OK Computer paru trois ans plus tôt.
Thom Yorke sort d’un burn-out causé par la difficulté de gérer émotionnellement l’énorme succès de son groupe. Comme pour fuir toute accusation de geignement ou d’autocomplaisance, il décide alors de mettre un peu la mélodie en arrière-plan pour se concentrer sur le rythme et la texture. Les artistes d’IDM Autechre et Aphex Twin seront ses nouveaux modèles, qu’il admire, bien qu’ils ne le lui rendent pas.
C’est donc un album bâtard qui voit le jour, penchant très fortement vers l’electronica tout en gardant ses racines rock, et incorporant des éléments issus du jazz, du classique d’avant-garde et du Krautrock. Expérimental, en somme. Ceux qui, à la sortie, ont détesté Kid A alors qu’ils avaient adoré OK Computer ont raté le coche : ce virage à 180° est moins une trahison qu’une promesse tenue. Qui, en effet, pouvait demander autre chose à un groupe qui a réalisé l’ascension fulgurante de radicalité Pablo Honey – The Bends – OK Computer ?
Pour les paroles, on pourrait dire que Thom Yorke ne s’est pas foulé : il a pioché des bouts de phrases dans un chapeau et les a assemblés à sa manière, ce qui explique le « yesterday I woke up sucking a lemon » de la première piste. Si cette méthode confère tout du long à l’album un aspect surréaliste, cela le confine aussi à l’apocalypse et au psychodrame, comme lorsque le chanteur sussure « cut the kids half ». De manière générale, le sentiment est assez nihiliste : « I’m not here, this is not happening ».
En ce qui concerne la musique, le groupe accomplit des efforts remarquables d’exploration et de déstructuration. Jonny Greenwood, à qui l’on connaissait déjà un goût pour les claviers, se fait plaisir avec les ondes Martenot. La guitare d’Ed O’Brien est à l’origine du morceau le plus ambient, « Treefingers ». Thom Yorke travaille par tâtonnements, ne sachant quoi faire de ses 50 idées, ce qui rend les autres fous dans le studio, avant qu’il ne trouve l’assemblage parfait qui sera immortalisé sur le disque.
Pour un groupe issu du rock alternatif, les techniques de composition électroniques sont admirablement maîtrisées. Si « Everything in its Right Place » nous plonge d’emblée dans cet univers hypnotique et abstrait, c’est avec « Kid A » que les choses sérieuses commencent, car Radiohead n’avait jamais pondu quelque chose d’aussi éloigné des sonorités habituelles. Même la voix est désincarnée. A la toute fin du morceau, raisonnent quelques notes d’espoir : la naissance du premier enfant ?
Le troisième morceau « The National Anthem » nous fait entrer dans une cacophonie free-jazz sur un riff de basse bien gras. Le suivant, « How to Disappear Completely », délaisse le cadre électronique des précédents et occupe l’espace sonore de façon plus aérée. Rendu majestueux par la section de cordes de Jonny Greenwood, ce morceau à la progression lente mais certaine réussit à capturer la grâce authentique du groupe.
Ensuite, de « Treefingers » à « Morning Bell », tout est d’une aridité déconcertante. Avec ses airs de morceau de la période OK Computer, « Optimistic » est ironiquement pessimiste. « In Limbo » matérialise une perdition si envoûtante que l’on souhaiterait rester dans le brouillard sans rien d’autre que ce son vaporeux. « Idioteque » réussit aussi à nous prendre au piège de sa mécanique techno. « Morning Bell » ne nous laisse guère plus de répit : tendue, alarmiste, elle a de quoi faire cauchemarder.
Pour retrouver un peu de chaleur sur le disque, il faudra attendre la dernière piste « Motion Picture Soundtrack », concluant l’album de façon discrète, comme si le groupe nous offrait un peu de délassement. Après une plage de silence, d’autres sons reviennent aux oreilles de l’auditeur surpris. Il existe une théorie, validée par Thom Yorke lui-même, sur la raison d’être de ce genre de choses sur l’album : lancez deux Kid A à 17 secondes d’intervalle et vous comprendrez. C’est ce qu’on appelle le Prestige, non ?
La froideur de Kid A se niche dans ses visuels, ses paroles cryptiques, ses rythmes saccadés, ses bruitages intempestifs. C’est un album anxiolytique qui ne laisse de répit que pour mieux nous dévorer. Le groupe pensait-il que ses fans allaient apprécier ? Peu importe, car ils sont allés au bout d’eux-mêmes, faisant irradier les beautés qui se cachent au milieu de terreurs profondément enfouies.
En électro, rien n’est trop chaud ni trop froid si les sonorités sont méticuleusement créées. Radiohead a très bien compris cela. Qu’elle soit là comme catharsis ou comme pure figuration, la beauté de ces sons nous happe, nous caresse, nous emmure plus qu’elle ne nous transporte dans son antre de mystère.
Kid A est bien plus qu’un renouveau : c’est une œuvre d’art sublime qui parvient à faire entrer l’auditeur dans un univers inédit par la transcendance des genres. Courage, sensibilité artistique et talent d’interprétation se sont conjugués pour enfanter un album devenu depuis longtemps une référence.
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Créée
le 15 sept. 2017
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