Avec Stained Class, Judas Priest avait attenit le sommet. Juchés, un pied sur le point culminant de leur créativité et l’autre sur la cime de leur talent, ils contemplaient l’immensité du paysage s’offrant à eux.
Que faire ? se demandait Lénine, eh bien, tâcher de rester au sommet rétorquent les bougres vêtus de cuir clouté, ce qui est souvent bien plus ardu que d’y parvenir !
L’ascension jusqu’au zénith de la qualité musicale a dilaté l’égo du groupe, et c’est le torse bombé qu’il déploient leur classe, à travers un nouvel album nommé Killing Machine.
Lorsqu’ils font face à quelque chose ou quelqu’un qui éclabousse ce qui l’entoure de sa prestance et son charisme sans forcer quoique ce soit, les gens parlent de force tranquille. Les jeunes, eux, parlent de tartinage de daronnes. Adoptons ce langage et osons dire qu’avec Killing Machine, Judas Priest tartinent des daronnes.
Suffit d’écouter Delivering the Goods pour s’en rendre compte. Ecoutez-moi ce riff incroyable, cette aisance imperturbable qui s’exprime à travers la guitare qui surfe sur tous les obstacles qui se dresse face à elle. Oyez ce bon vieux Rob qui délivre une prestation vocale tout en maîtrise, réussissant à épouser le riff accrocheur de ses cordes vocales, se permettant même d’accélérer le ton dès la reprise du troisième couplet. Débuter un album avec un titre aussi stylé, aussi communicatif, aussi efficace, ça prouve que la force tranquille habite bel et bien le groupe, et qu’ils sont bel et bien prêts à beurrer des mamans de bout en bout !
Rock Forever est déjà plus banale, mais la qualité intrinsèque de chaque membre donne un sel à ce morceau, ce qui lui permet de faire passer un agréable moment. Cependant, l’auditeur, encore hanté par le très entêtant Delivering the Goods, est toujours en train de hocher la tête, l’esprit ailleurs. Et Rock Forever est incapable de le sortir de sa transe.
Evening Star a un refrain rendu inoubliable par la voix de Rob Halford, très aiguë donc assez affilée pour nous inciser la mémoire et s’y immiscer. Pas qu’il soit agréable en soi, simplement très rétif à vouloir sortir de la cervelle. Le reste du morceau est une pseudo ballade, trop énervée pour en être une, trop molle pour être un réel morceau de heavy metal. A l’inverse du refrain, je n’accroche pas vraiment.
Hell Bent for Leather est d’une toute autre facture. Déjà, le tempo est beaucoup plus rapide et les riffs de guitare bien plus originaux et inspirés. On recommence à tartiner. Le refrain est lui aussi très marquant, on se surprend à le chanter très rapidement, accompagné par la cavalcade rythmique offerte par la basse et la batterie. Les guitares font leur boulot, le chant aussi. Les envolées vocales de la fin hissent le morceau vers des hauteurs dignes de Judas Priest. C’est une sorte de Delivering the Goods en un peu moins bien, ce qui en fait une très bonne chanson et un classique du groupe.
Take on the World est un hymne fédérateur, crée pour être joué en concert et communier avec la foule. Il a été réfléchi dans ce but-là, pensé pour remplir ce rôle, imaginé pour compléter ce dessein donc forcément, ça marche. On a envie de chanter avec Rob et la plèbe, de pousser les cordes vocales à l’unisson. Mission accomplie, pas plus, pas moins.
Burnin’up, quant à elle, remplit le rôle de tartinage. Après une intro un peu bizarre, style science-fiction fauchée des années soixante-dix, un riff surpuissant et rempli de force tranquille déboule dans nos esgourdes, et on s’en trouve immédiatement hypnotisé, rendus à hocher doucement la tête comme des aliénés. Immédiatement, ça fonctionne et le morceau passe sans que l’on s’ennuie, tellement on est pris par ce groove puissant qui rogne sur notre propension à trouver le temps long. Au contraire, les parties bien acérées de la guitare soliste nous transportent hors du temps. La daronnes impuissantes se font étaler sur du pain.
Burnin’up groove sans relâche et la voix de Rob mélange suavité et agressivité à travers des gromellements bestiaux totalement maîtrisés. Pas de hurlements, de la maîtrise, encore et toujours.
The Green Manalishi, reprise de Fleetwood Mac, est aussi marquée du sceau du couteau à étaler la matière. Au risque de me répéter, Rob assure avec sa voix rauque et nappante, et les guitares agrémentent le morceau d’un groove maîtrisé qui égayent énormément les sens. C’est simple mais propre, tout en maîtrise, Judas Priest pioche dans le répertoire de Fleetwood Mac et dévide sa classe sans ostentation.
Killing Machine est le point culminant. De la première à la dernière seconde, on est totalement ébêté par ce riff inébranlable, cette rythmique intouchable, cette voix imperturbable et ces guitares acérées qui surgissent pile au bon moment pour symboliser l’appui sur la gâchette du tueur à gages. L’auditeur est immobile, incapable de bouger, pris dans la tornade funeste impitoyable de la machine à tuer. On assiste impuissant à notre propre mise à mort, c’est l’éxécution par la musique. C’est ahurissant et on en redemande.
Running Wild a, dans son intro, quelque chose de typiquement Iron Maiden. Quand on regarde les dates de sortie des albums de la Vierge d’Acier, on sait qui s’est inspiré de qui ! Le morceau est du heavy metal pur et dur, le Priest fait ce qu’il sait faire et il le fait bien.
Before the Dawn clôt l’album en nous offrant une ballade, une des plus belles que j’ai jamais entendue. Les arpèges sont doux et envoûtants, la guitare soliste délivre des perles de sonorités, mais la part du lion revient encore une fois au blondinet et son innénarrable voix. C’est splendide, l’émotion est omniprésente, on vibre énormément de la première à la dernière seconde, faisant fi des claviers qui ont un peu mal vieilli. Une beauté absolue.
A travers la puissance, à travers la douceur, par le chant et par les riffs, du haut de son perchoir fait de cuir et de clous, Judas Priest, avec Killing Machine, tartine des daronnes.