Ascenseur pour le 7ème ciel
La première chose, la toute première chose qui me venait à l'esprit avant de connaître plus en détail Miles Davis, fut que c'était le bonhomme qui avait écrit les musiques que l'on retrouve dans Ascenseur pour l'échafaud (album du même nom Ascenseur pour l'échafaud). Voilà donc ma première rencontre avec lui. Bien des années après, j'ai appris à aimer son style, son jazz, sa musique et progressivement son œuvre, même si la route est encore très longue.
Considéré par beaucoup comme son chef d’œuvre, 'Kind of Blue' est arrivé dans ma discothèque après avoir acquis Bitches Brew en vinyle. Les deux seules productions du monsieur en ma possession pour le moment. Mais quelles productions ! KOB est de ces (rares) albums qui vous font monter haut sans drogue ni autre substance artificielle.
Un soir d'été je me suis écouté l'album, assis à ma fenêtre, les yeux dans le vague. Je regardais les étoiles et la nuit m'appartenait. Une nuit douce, dégagée, un ciel bleu outremer, éclairé par la lune. Ce genre de bleu qui seyait parfaitement à l'album qui était en train de passer dans ma platine CD. C'est difficile d'exprimer correctement les sentiments qui m'ont traversé à ce moment-là. 45 minutes pendant lesquelles je ne sentais plus mon corps, comme si je lévitais. Littéralement.
Au gré que la musique avançait, j'avais la nette impression de ne pas être de ce monde, de n'appartenir qu'à ce que mes baffles me racontaient. J'avais cette sensation troublante qu'on a quand on découvre pour la première fois les poèmes de Jacques Prévert dans "Paroles", que l'on tombe face-à-face avec Arthur Rimbaud, Verlaine ou encore les "Rêveries du Promeneur Solitaire" de J.J Rousseau. Oui j'étais dans le même état étrange. État difficilement définissable.
Si y a bien un genre musical que j'apprends à aimer et que je ne cesse de creuser du fait de ma pauvre culture, c'est bien le jazz. Les journées sont bien trop courtes pour s’appesantir sur de vaines entreprises musicales, alors j'élitise mes choix, j’écrème, je renverse la tarte pour n'en garder que le meilleur. Parfois ma raison s'égare le temps d'une douche, d'un café ou encore d'un fond sonore en lisant un bouquin, mais je préfère de loin me poser dans un coin de mon appart', tranquille le chat avec pour seul compagnon le son qui se dégage de mes enceintes. Les nuisances urbaines suffisent bien assez pour ne pas jouir pleinement des beautés de la musique qui nous sont offertes. Ce ne sont pas les choix qui manquent.
Ainsi j'ai déjà blasphémé (apparemment) en ne mettant que 5* à 'A Love Supreme', alors que le bon vieux Coltrane est présent avec son sax tenor sur la galette de sieur Davis. Cela dit nous ne sommes pas dans la même catégorie avec Kind of Blue. La cool attitude n'est pas celle du disque nommé ci-dessus. On navigue dans des eaux bien plus limpides sous une lune estivale, un cocktail à la main, attendant sa promise étant allée se refaire une beauté...bien qu'elle n'en ait pas besoin.
Jusqu'à présent je n'ai guère rencontré ce type de bien-être que me procure cet opus. Une mi-temps de foot (faut savoir choisir son camp) à ramener sa tension à 8, à la limite du maintien en vie tellement les 5 morceaux sont lénifiants. "All Blues" et ses 11 minutes sont extraordinaires. Jamais dans ma mémoire je n'ai écouté et entendu pareille merveille instrumentale. Bill Evans derrière son piano nous gratifie de fines touches discrètes en filigrane de la trompette du maître. La contrebasse smoothie du talentueux Paul Chambers rajoute au travail d’orfèvrerie déjà bien ficelé sa touche singulière. Que dire de Cannonball Adderley sinon qu'il illumine lui aussi sa partie avec son sax alto. Ce mouvement "Porgy & Bessien" rappelle fortement la musique composée par Miles Davis lui-même pour le film "Ascenseur pour l'échafaud" deux ans auparavant. Les effluves de brouillard se perçoivent à l'écoute de "All Blues". On se trouve dans une de ces rues parisiennes en cette fin des années 50, le chapeau, le trois-quart avec son col relevé car il ne fait pas bien chaud en ce début d'hiver. Un homme marche. Les flaques formées par la pluie se déforment sous ses pas. On se situerait presque dans un de ces épisodes de Richard Chandler où le détective Marlowe mène une nouvelle enquête. Oui ce morceau est un polar à lui seul. C'est tellement évident quand je me le repasse. Lorsque j'étais à la fac et que j'étudiais la littérature policière, j'étais comme un gosse ébahi devant les histoires de mon prof. A présent, je marie littérature et musique; deux arts pour lesquels je voue le plus grand respect.
Miles Davis & Sa Team sont les deux à la fois. Ils racontent une histoire, ou plutôt ouvrent l'un après l'autre des livres policiers. Faut-il les résoudre ou simplement se laisser porter par la trame ? 'Kind of Blue' est-il un Cluedo ? Chacun des musiciens jouent-ils un rôle de composition au sein même de cet album ? Coltrane est-il le Colonel Moutarde ? Davis, le Docteur Olive ? Cannonball Adderley, Monsieur Prunelle ? et Paul Chambers le Sergent Legris ?...ils sont peut-être tous coupables, allez savoir. Coupables du crime parfait. C'est possible ça en musique ?
Non mais sans déconner quoi, y a pas à chier de travers; ce disque est l'une des plus belles merveilles de la musique qu'il m'ait été permis d'entendre jusqu'à présent. Je pousse un peu mon propos, c'est vrai car des beautés dans l'univers y en a quelques-unes. J'atténuerai alors ma dithyrambe en le plaçant dans la panier des "tueries sans nom". La folle tuerie se situe également (surtout ?) dans la composition de l'équipe.
Jeux Olympiques de Barcelone 92, les USA avaient leur "Dream Team" au basket-ball.
Coupe du Monde de foot 70, le Brésil avait probablement la meilleure équipe de tous les temps. (ah ce Garrincha quand même !)
Les années 20 avaient les Mousquetaires frenchie au tennis en Coupe Davis.
1959, Miles Davis est entouré des meilleurs pour ce masterpiece: le fabuleux Paul Chambers à la contrebasse, John Coltrane au ténor, Jimmy Cobb à la batterie (qui jouera justement avec Coltrane plus tard), Dieu Bill Evans au piano, Cannonball Adderley à l'alto et Wynton Kelly au piano sur le somptueux morceau "Freddie Freeloader". Manquerait plus que Art Blakey et Charles Mingus figurent sur cet enregistrement pour que la coupe déborde. Une fine team de winners qui excellent chacun à leur poste, amenant ainsi à l'ensemble une virtuosité individuelle en guise de plus-value.
N'ayant pas encore écouté toute la disco de Davis, je ne peux pas affirmer que ce 'Kind of Blue' est son chef-d’œuvre, mais une chose est sûre en revanche, c'est qu'il appartient à cette espèce trop rarement rencontrée des albums intemporels et addictifs.
Un acte majeur et essentiel de la musique.