A l'heure où la sphère journalistique spécialisée pleure la disparition pourtant prévisible de Noir Désir, espère la reformation du messie saugrenu Téléphone et déifie les nubiles BB Brunes, les élevant au rang de burlesques guerriers divins garants de la survie du rock, se replonger dans la discographie intrépide de Magma est une initiative fort louable. Pour fêter les quinze ans de la reformation d'un des groupes français les plus logiquement estimés à l'étranger, voici quelques textes qui accompagneront aussi bien le néophyte que l'endurci au sein d'un univers aux abondants et singuliers trésors.
Eté 1968. Alors que Julien Clerc et Joe Dassin règnent naïvement dans le paysage musical français, le jeune batteur Christian Vander pleure encore la disparition de son idole John Coltrane. Le décès du célèbre saxophoniste en juillet de l'année précédente fut à l'origine d'un profond ébranlement créatif chez Vander, mais aussi et surtout le catalyseur d'une inventivité qui ne demandait qu'à s'émanciper. Ainsi, en 1968, le maître des fûts français se prépare. Il passera de nombreux mois à réunir un effectif assez timbré pour suivre le chemin qu'il souhaite emprunter, et c'est sous la forme d'un octet que Magma fait ses armes, ce jusqu'au printemps de l'année 1970. Enregistré en avril par une formation qui n'a encore jamais joué sur scène, Kobaia paraît en juin. Pour de multiples raisons, la singularité du groupe au sein de l'environnement musical français défraie immédiatement la chronique. D'abord, l'album est double, évènement rarissime pour l'époque. Ensuite, l'extravagance eschatologique de la pochette. L'idée de l'artwork, contrastant directement avec les fadaises yéyé de Sylvie, Sheila et Claude, n'est pas, contrairement à ce qui pourrait être lu par-ci par-là, du fait de Christian Vander. A l'inverse même, il est insatisfait du résultat : lorsqu'il demande "une sorte de patte qui viendrait de l'espace et qui enserrerait la terre", il ne s'attend pas à tomber nez à nez avec une serre d'aigle... Faute de temps et d'argent, la pochette dessinée par la soeur du producteur Laurent Thibault sera adoptée, et la patte controversée deviendra par la suite la symbolique griffe. Enfin, Kobaia retire d'emblée Magma de la francophonie puisque le Kobaien, l'étrange language aux résonnances légèrement germaniques, est le fruit de l'imagination de Vander.
Et le dialecte ainsi échafaudé se prête curieusement parfaitement à l'univers musical du groupe. La voix de Klaus Blasquiz, accompagnée entre autres par le piano cryptique de Faton Cahen, la basse alarmiste de Francis Moze (plus tard membre de Gong) et bien évidemment le jeu de batterie déjà dantesque de Christian Vander, conte l'histoire d'humains éclairés de leur avenir compromis qui s'échappent de la Terre vers Kobaia, sorte de paradis extraterrestre. Chaque chanson traite d'une étape de leur voyage ; de l'entrée dans le vaisseau à l'arrêt sur la planète-relais Malaria, de l'arrivée sur Kobaia au retour furtif sur Terre, le conte philosophique établi par Vander est saisissant d'intelligence. Plus atrabilaire que celui de Voltaire, faisant des humains les Candides irascibles de l'univers et de Kobaia l'Eldorado utopique, l'histoire est mirifiquement servie par une ambiance musicale hautement cinématographique. A travers une trame qui pourrait être résumée avec le fameux dicton "l'herbe est toujours plus verte chez le voisin", le film ainsi imaginé invoque tour à tour les images sinistres d'une sombre guerre idéologique entre deux peuples, de la nuisible domination de la jalousie dans le coeur des humains et de la violence qu'elle entraîne, le tout dans un univers cosmique totalement déjanté. Les thèmes musicaux correspondent parfaitement aux ambitions scénaristiques de Vander, il est même possible pour le néophyte de s'imaginer les tenants et aboutissants de la fable en simplement fermant ses yeux pour mieux ouvrir son esprit fantaisiste.
Si, de par l'influence encore limitée de Vander sur le reste du groupe, ce premier album de Magma n'est pas représentatif de l'oeuvre à venir, elle se suffit amplement à elle même. Pot-pourri de nombreuses influences – Coltrane, évidemment, mais aussi folk et psychédélisme – tout en étant d'une singuliarité incroyable, Kobaia demeure encore aujourd'hui une oeuvre majeure de la musique made in france. Les soli de flûte de Teddy Lasry raviront le mélomane centré vers le progressif médiéval, les digressions pianistiques de François Cahen combleront l'esprit neurasthénique mais aussi l'amateur de jazz. Les chants incantatoires, rebutants pour l'oreille vierge de toute hystérie vocale, apportent un renouveau bienvenu dans l'univers musical français. Kobaia reste tout de même plutôt difficile d'accès (comme le reste de la discographie du groupe), son accroche immédiate réduite peut donc lui être reprochée... A l'auditeur de se munir d'une volonté de fer pour pénétrer dans l'univers de Magma, qui demeure un des rares monuments du rock français.