Kristallnacht par FrankyFockers
Agé aujourd'hui de cinquante ans, John Zorn, compositeur et saxophoniste Juif New Yorkais, est l'un des musiciens les plus atypiques et les plus intéressants de la seconde moitié du vingtième siècle. Il est déjà l'auteur de plus de 200 albums, et a fondé sa propre maison de disques, Tzadik, où il jouit d'une liberté artistique totale, signant des dizaines de projets par an, tous plus intéressants et avant-gardistes les uns que les autres. Personnellement, il doit réaliser au minimum cinq nouveaux albums par an. Sa musique, forcément inclassable, pourrait s'approcher à certains moments du free-jazz, de la musique expérimentale, du rock tendance « dure », de la musique de chambre, de la musique traditionnelle juive, de la musique improvisée, de la musique classique, ainsi que de la musique klezmer, celle que les baladins juifs ashkénazes colportaient de village en village dans toute l'Europe de l'Est. Zorn s'inspire de tout cela et crée des projets totalement différents, en fonction de ses envies, de ses collaborations... Il est capable d'écrire pour un quatuor à cordes comme de générer du hard-rock industriel assourdissant, avec la même force de conviction et avec les mêmes qualités d'écriture, ou d'improvisation. Il en va de même pour la gestion de son label Tzadik au sein duquel il a créé de nombreuses collection, à commencer par la célèbre « Radical Jewish Culture », où il ne signe que des projets juifs ou rendant hommage à de grands noms tels Serge Gainsbourg, Burt Bacharach ou Marc Bolan, par le biais de compilations hommages novatrices et sortant des sentiers battus.
« Kristallnacht », paru en 1993, est le premier volume de la collection « Radical Jewish Culture », en même temps que l'un des albums les plus intéressants, les plus durs et les plus personnels de toute l'œuvre – immense, est-il nécessaire de le rappeler – du New Yorkais. Pour décrire brièvement les inspirations de cet album, rien de mieux que de retranscrire les mots de Zorn lui-même. Sur le site de son label, il annonce que « Kristallnacht » raconte en sept moments, les différentes plages du disque, l'histoire de l'expérience Juive : survivre à travers l'Holocauste, la construction de l'Etat Juif, la diaspora Juive, son attraction et sa résistance à l'assimilation, la montée du nationalisme juif et les derniers problèmes dus au fanatisme des religieux fondamentalistes. John Zorn en est le compositeur et chef d'orchestre, il est accompagné de très grands noms du free jazz américain : Mark Feldman au violon, Marc Ribot à la guitare, Anthony Coleman aux claviers, Mark Dresser à la basse, William Winant aux percussions, David Krakauer à la clarinette et Frank London à la trompette.
Ce disque est sans doute l'un des plus difficiles à écouter, l'un des plus éprouvants, et en même temps, l'un des plus beaux de l'histoire de la musique moderne. Car, comme son titre l'indique de manière évidente, c'est surtout la tristement célèbre « Nuit de Cristal » que John Zorn a décidé d'évoquer dans cet album. Cette nuit-là, du 9 au 10 novembre 1938, Hitler envoie dans les rues les SA, les SS et les jeunesses hitlériennes, tous habillés en civil afin de faire croire à un mouvement populaire, s'en prendre aux synagogues et aux magasins juifs. Il y aura près de cents morts, ainsi que de nombreuses synagogues et 7500 magasins brûlés et pillés, 35000 juifs arrêtés et envoyés en camp, et les autres taxés d'une énorme amende pour tapage nocturne, c'est la triste réalité. Ce sont les nazis eux-mêmes qui donnèrent le nom de « Nuit de Cristal » en référence à toutes les vitrines et vaisselles cassées.
John Zorn reprend ce nom à la lettre, intitule son album de la sorte, histoire de bien marquer les consciences, mais surtout reproduit musicalement la « Nuit de Cristal ». Entre des passages de musique klezmer remarquablement interprétés, Zorn balance des véritables murs du son de bruits blancs absolument inaudibles, réalisés à partir de sons de verre en train de se briser. C'est assourdissant, cela fait littéralement mal aux oreilles, on en attrape des maux de tête. Mais c'est le but : essayer de représenter par le son l'horreur qui a pu être vécue par les victimes. Parfois, des compositions plus musicales, mais tout aussi colériques dans l'intention, viennent nous reposer l'oreille, on se prend même à rêvasser au son d'un violon ou d'une clarinette, qui comme par enchantement nous ramènent au beau milieu de la culture juive, mais cela ne dure pas et les agressions sonores reprennent. C'est l'une des plus fortes expériences discographiques données à entendre. On raconte même qu'après sa création John Zorn a joué « Kristallnacht », notamment à Cologne. Il aurait paraît-il donné la représentation dans un hangar dont toutes les issues ont été fermées avec des chaînes après l'entrée du public. Devant tant de terrorisme sonore, de nombreuses personnes ont souhaité quitté la salle, mais ils ne le pouvaient pas. Ils étaient enfermés, condamnés à écouter la pièce jusqu'à son achèvement. Une manière extrêmement radicale d'évoquer les chambres à gaz, la « Nuit de Cristal » et plus généralement l'Holocauste. Mais Zorn n'a jamais fait dans la demi-mesure.