La mère bergère
Elle n'avait pas vraiment l'air d'une bergère, Cécile. Elle portait des robes d'un noir de hussard, assorties d'un peu de dentelle, autour du cou, sur les poignets, chaussait des Docs noires,...
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le 13 mars 2020
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Ma mère n'aimait pas les vauriens. Elle n'a jamais été friande des crapules. Elle ne les aimait que si elle soupçonnait, derrière leur air canaille, une sensibilité masquée. Elle aimait les gueules cassées, dont les stigmates dissimulaient des cassures, un cœur brisé qu'une pudeur voilait dans les ourlets des cicatrices. Elle aimait la souffrance que provoquent les grandes causes sentimentales.
Quand ma mère a rencontré mon père, elle n'a pas vu le vaurien. Elle a vu la faille dans le vaurien, la cassure dans la crapule. Elle a vu le faible dans le fort, le fluet dans la masse. Elle l'a vu jouer de la guitare.
La première fois, c'était lors d'une communion. Il n'était pas censé animer la soirée. Comme ma mère, qu'il ne connaissait pas, il était invité, et tous deux se sont retrouvés à la même table. Dans la salle, parmi les membres de la famille, il y avait aussi Françoise et Maurice. Lui, avait déjà dégourdi Françoise, elle, avait déjà débourbé Maurice. L'idée qu'ils se faisaient d'eux-mêmes était en gestation et leur couple commençait son "way of life" jalonné de buts sociaux : les centres commerciaux, le formica et le Robert Hossein. Ils s'entendaient tous deux pour que leur vie ait un prix, qu'elle ne fût pas gratuite, qu'il y ait de l'avoir dans le ménage, de l'ustensile dans les étages. Ils voulaient endosser des responsabilités. À table, on voyait ça, qu'ils avaient l'intention d'assumer des charges. Ils faisaient attention à tout, à leur manière de ne pas trop boire, à leur façon de ne pas trop rire, à leur gestion de l'excès comme on gère des factures, même dans le choix des vêtements, du compliment, du cadeau de communiant. Pour l'occasion, Maurice avait choisi d'offrir un stylo plume, pimpant, moderne et stylisé, alors qu'il n'était ni le parrain, ni le grand-père, mais "ce n'était rien, ça lui faisait plaisir". C'est que, très tôt, Françoise et Maurice avaient voulu montrer qu'ils se donneraient les moyens de leurs capacités. Avec leur face de dignitaire qui aspirait à la maîtrise de soi, ils prenaient exemple sur les maîtres de maison, les gardiens de portefeuilles, les générateurs de biens et, s'abusant sur les moyens de leurs capacités, qui ressemblaient plutôt aux moyens de leurs artifices, ils faisaient montre, à l'image de leur pavillon, d'une notabilité de préfabriqué. Sans aucun doute, ils le valaient bien, et leurs relations sociales appréciaient la sécurité qu'ils affichaient, leur propreté, leur aspect lisse, sachant qu'il y a quelque chose de fiable et d'agréablement honnête dans ces couples qui nourrissent l'idéal de vite devenir vieux.
Assez rapidement, mes parents se sont retrouvés ensemble en bout de table, mais, placés à distance l'un de l'autre, ils auraient pu ne pas se voir. Pourtant, ils sont parvenus à se reconnaître, à se croiser, à se découvrir, en dépit de Françoise et Maurice qui étoffaient les conversations de salamecs et d'effets de manches parasites. Mes parents se sont rapprochés, face à face, chacun derrière sa part de pièce montée.
Mon père avait déjà repéré ma mère à la messe. Elle lui plaisait, sans plus, mais forcément un peu, sinon ses yeux qui s'étaient promenés sans savoir, juste pour tuer l'ennui, afin de se divertir, ne se seraient pas portés sur elle. Elle avait dix-neuf ans, il en avait vingt-deux. Leurs regards se sont sûrement rencontrés, au moins pour s'informer de leur présence, même si ce n'était pas encore pour se signaler. Ils ont dû constater la proximité de leur jeunesse, qui supposait des goûts et des intérêts équivalents, même si mon père n'en dira rien. Il ne dira pas s'il avait pressenti que ma mère serait celle qui le sortirait de sa solitude. Il ne dira pas si sa solitude l'avait même questionné, s'il avait eu le dessein de l'ouvrir à la solitude de l'autre, de l'émanciper, ou, au contraire, s'il avait projeté de la laisser ensommeillée. Mon père ne dira pas s'il avait éprouvé de la tendresse, ne serait-ce qu'à une échelle infime, de ces infimes qui renferment des infinis, comme dans la création d'un univers, une tendresse concentrée, qui, parce que c'est une tendresse, n'explose pas mais se propage. Cette tendresse eut été inédite, semée à son insu et à l'insu de l'autre, c'eut été une tendresse cueillie à la lumière du visage de l'autre, au contact de sa finesse, une tendresse qui eut peut-être expérimenté celle de l'autre, laquelle, deux rangées devant mon père, éclosait parmi les costumes du dimanche et les robes d'armoires de ferme et donnait l'impression que ma mère, dans ses habits de fête, était enveloppée dans un bouton.
Dans un tailleur blanc, léger, élargi au genou, ma mère abondait de douceur. Mon père, alors qu'elle se tenait debout, l'aura peut-être cru étendue, tant elle lui aura semblé sereine : il ne le dira pas. Il ne dira pas non plus si ma mère, pour lui, avait tout de la fille candide, comme si, corsetée entre ses parents, elle était revêtue d'une aube. Il taira qu'il aura été tenté d'éveiller cette fille, non par malice mais peut-être par générosité, à la connaissance d'un désir jusque là préservée des yeux des hommes. Il taira qu'il aura peut-être deviné chez elle une immaturité qui était prête à s'affranchir du carcan de ses modèles. Au ralenti, cachées derrière des traits diaphanes, les pensées de ma mère étaient sans contagion, et mon père, en leur cœur, aura peut-être été une intention qui germe.
Au dîner, Maurice avait voulu chanter. Il chantait souvent dans les grandes réunions où l'occasion était belle pour montrer l'étendue de son ramage. Il maîtrisait un répertoire assez large, allant des années 40 aux années 70, et commençait toujours par les airs les plus anciens. Au début, Maurice n'avait pas besoin d'accompagnement. Ses a capella magnifiaient un roucoulement à la française avec beaucoup d'application. Il ne trichait pas avec l'affectation. Il racolait pas mal dans le larmoiement des ménages, entre la poire et le fromage, quand la vase s'en mêle et les paupières s'embourbent. Cependant, passé le temps des rossignols et des yeux de velours, l'auditoire souhaitait autre chose. La famille en voulait davantage. Sous le coup des digestifs, lesquels cinglaient comme un coup de fouet, elle en était à quémander son coup de jus, appelant à s'unir dans une énergie primitive, gutturale, qui célébrerait ses racines tribales. Les femmes se rapprochaient de leurs hommes, passant les bras dans le creux de leur bras. Les hommes se détendaient aussi, accolant leurs épouses et parfois les épouses des autres, passant de temps en temps une main baladeuse sur une cuisse ou dans le défilé du cou, là où s'éventent les vapeurs de l'obscurité. La famille attendait son coup de sang.
Johnny, Maurice le chantait bien. Mais, pour lui, c'était plus complexe que les trémolos de Tino Rossi ou les envolées de Luis Mariano. Ce n'était pas un problème de coffre car Maurice se targuait d'avoir suffisamment de volume pectoral. C'était plus lié à la rythmique. Alors, il sollicitait mon père pour se faire soutenir : " Dis, t'as amené ta guitare ? ", et, sûrement, les deux devaient s'être entendus auparavant, car mon père n'était pas surpris. Il ne se faisait pas trop prier pour aller chercher sa guitare dans le coffre de la 304.
Je ne garantirais pas que toute la famille attendait cela, mieux, qu'elle s'était mise en état d'attendre cela, comme si elle s'était chauffée avant un concert, mais ça y ressemblait, car, quand mon père revenait du parking, sa guitare à la main, tous s'en repassaient une couche comme on s'en remet une mine, et leur fond de verre, à l'instar de leur fond de culotte, avait le culot bien rempli de jus de murge.
Mon père commençait en égrenant l'arpège du "Pénitentier", quatre accords de l'Anatole en do, qu'il entamait comme s'il faisait ses gammes, un peu de picking, deux-trois barrés pour parcourir le manche, se remettre en sensation, à la manière d'un coureur qui refait des petites foulées pour se remettre en jambes, car, une fois parti, malgré l'heure tardive, mon père pouvait s'élancer pour un marathon. Assez rapidement, on évacuait Johnny, pas tout à fait sur une civière, mais c'était tout comme, parce qu'au bout de quatre titres, Maurice, qui, dès le refrain de "Jolie Sarah ", montrait des signes de faiblesses en dépit d'une pugnacité de star finissante qui ne veut pas raccrocher, s'esquintait sur "quoi ma gueule" en passant le refrain à la moulinette parce que le morceau devenait trop gros à faire passer.
Maurice donnait le "la " du tour de chant, il en était l'ébauche, et, quand il en avait terminé avec les préliminaires, mon père achevait le travail. À la fin de son répertoire, Maurice s'écroulait presque. Sacrifié à la foule, il venait s'effondrer sur Françoise qui le récupérait comme on récupère la dépouille d'une gloire. Il en restait quelques éclats qui retombaient sur elle sous forme de gratifications, et, sous les regards ébahis, dans une étreinte dévouée, elle reconstituait son Maurice, à travers ses baisers, ses embrassades, ses chuchotages de mamours qui font la marque des groupies.
Françoise épongeait Maurice, lequel, aux petits soins, se laissait manœuvrer, et mon père les lâchait à leur idée de couple. Il avait le champ libre. Peut-être en était-il grisé. Bien qu'il fût habitué aux feux des projecteurs de ses fêtes au village, se retrouver ainsi, exposé dans la pleine lumière de sa famille, avait, pour lui, des airs de feux de la rampe.
Quand on applaudissait Maurice, on acclamait ce qui faisait Maurice, ses attributions, son immunité. La valeur de son chant s'ajoutait à l'ensemble de tout ce qu'il avait d'excédentaire, alors qu'en comparaison, mon père, lui, présentait de fort penchants déficitaires. C'est à dire qu'il excédait aussi, mais par l'embompoint, boudinant de la tête aux pieds dans des costumes qu'on aurait juré taillés trois tailles en-dessous de la sienne, gainé dans ses chemises, tirbouchonné dans ses pattes d'éph', étranglé par ses cravates. Il avait toujours l'air d'une paupiette. Avec tout ça, sa démarche claudiquait, mais c'était à cause du poids, ça le faisait rouler un peu. Il n'avait pas le pied très sûr, comme si une légère houle tanguait sous ses pas. À le regarder, on avait le sentiment que, pour lui, la Terre tournait plus vite. Là-dessus, ses épaules n'étaient pas franchement en trapèze, en tout cas, pas franchement isocèles. Bancales, elles manquaient d'appui, comme une table mal assurée qui a besoin d'une cale pour se stabiliser. Or, mon père n'avait pas de cales et, pour se tenir au sol, il n'avait guère que ses bottines noires à fermeture éclair, qui ne lui servaient en rien pour le remettre à niveau. Et, avec ça, il était agité. Il ne pouvait pas vivre sans tripatouiller quelque chose avec les mains, ses cigarettes, la bandoulière de sa sacoche, le fond de ses poches, la boucle de sa ceinture. Et puis, il se raclait souvent la gorge, passait et repassait ses mains sur son visage, replaçait la monture de ses lunettes, se grattait le haut de la tête, massait le lobe de ses oreilles. Il portait sur lui toute l'intranquillité de ses excédents.
Quand mon père jouait de la guitare, il ne jouissait pas des mêmes facilités vocales que Maurice. Cependant, bien qu'il ne pût s'enorgueillir de posséder la tessiture ou la façon des artistes du moment, au moins ses reprises sonnaient-elles à sa façon et se trouvaient-elles débarrassées des artefacts qui ne font valoir que des talents d'imitateur. Certainement, on n'applaudissait pas mon père pour la valeur qu'il ajoutait à l'original mais sans doute louait-on l'authenticité avec laquelle il cherchait à le reproduire. Il y avait évidemment plus d'aridité dans son interprétation, d'aucuns diront plus de platitude, mais c'était peut-être cela, cette forme désincarnée, qui rendait sa prestation juste, car mon père, sachant qu'il n'était pas Johnny, rendait à Johnny ce qui appartenait à Johnny, et, de là, le rendait-il à la musique qu'il servait avec abnégation.
La musique révélait la part d'humilité de mon père, ce qu'il avait de sincère et de pudique. Elle présentait de lui comme des facettes de sa beauté, auxquelles ma mère ne pouvait rester insensible.
La musique emplissait la salle et, déteignant sur les esprits, elle éclairait, en chacun, sa propre part intime, car la place que l'on accorde en soi à l'intimité en appelle à l'intimité de l'autre. La musique résonnait et, en ma mère, les notes venaient toucher des particules d'absolu par lesquelles mon père était réciproquement touché. Lorsqu'on laisse en soi la beauté s'épanouir, elle en appelle au déploiement de la beauté de l'autre.
Indicibles, les particules évoluaient à la manière d'une myriade d'atomes polarisés qui s'entrechoquaient. Effervescents, ils s'enfuyaient lorsqu'on les brusquait, aussi, ma mère ne s'approchait-elle pas trop de leur rayonnement. Ne sachant pas les contrôler, elle se trouvait contrainte de les laisser venir, telle une vibration, un magnétisme, un fluide qui choisit son moment pour se saisir de la conscience, et, avant la conscience, pour se saisir de l'intuition, tel un flux continu, dont on ne peut anticiper le rythme et qui happe l'émotion dans un instant de vérité. La musique tournait et la beauté n'attendait rien, ne produisait rien. Elle surgissait.
Dès lors, quand mon père jouait de la guitare, sa face excédentaire, cette partie visible et tourmentée de sa personne ne s'envisageait plus du côté de ses manques. Il parvenait à extraire le substrat qui supportait son trouble, réussissait à le décanter, à le diluer, afin d'en dégager des ressorts sensibles, guidé par la musique qui l'emmenait à la source de son mal-être et en clarifiait les profondeurs. Elle le détachait des enjeux de ses comportements et, probablement, est-ce à l'émergence d'un contenu latent, élevé au-delà de la manifestation, auquel ma mère assista ce soir là. Elle révéla en elle comme un prodige : sa vieille Terre était une étoile où elle aussi brillait un peu. Il venait lui chanter sa ballade. Sa ballade des gens heureux...
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le 27 nov. 2022
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