Lalande
7
Lalande

Album de Dollshot (2019)

(Critique publiée en février 2019 mais SC bug)


Comment proposer le concept de "dream pop" sans tomber dans les préjugés et poncifs esthétiques qu'on connait... Les Dollshot reviennent avec leur idée sur la question, huit ans après leur album de reprises/inspirations/déconstructions de Francis Poulenc, Charles Ives et Arnold Schönberg. Si j'évoque ce passé, c'est que l'influence n'est pas complètement perdue. On oublie les codes du genre dream pop, considérés par le groupe comme n'évoquant que la première phase du sommeil, l'endormissement lui-même. Si les contrastes "voix/instru" sont aussi présents sur Lalande que sur un album de dream pop voire de shoegaze, ils ne sont pas du même ordre. On part sur une voix féminine beaucoup plus exploitée mélodiquement, et dialoguant avec des instrumentations saxo/batterie/basse/clavier, sans texture gazeuse ni surimpression éthérée (quelques rares et fines utilisations de delay tout au plus).

Lalande est imaginé comme l'histoire d'une femme se regardant elle-même intérieurement, sans qu'on sache si elle est vraiment en vie. Sur cette intention littéraire se pose la réflexion de ce qu'est le rêve. L'idée d'infini en tant que sentiment ou illusion revient abondamment au cour de l'album, à travers la musique et le texte. La voix angélique de Rosie donnera dans des mélodies fragiles, parfois d'une grande ambiguïté.

Les aiguës de la chanteuse répondent à l'espèce de machine organique qui fait office d'instrumentation. Ce petit théâtre donne lieu à différents jeux de contraste :

– tantôt l'instrumentation semble compacte, et la voix aérienne révèle des subtilités de langage dans des interstices très réduits, qu'ils soient interstices de texture au sein d'une même note, ou interstices propres à la construction mélodique (géniale, elle)

– tantôt on a des instrumentations plus chaotiques et expansives, et la voix fait alors jeu de fausse simplicité.

Et en vérité, c'est les deux à la fois, il en sort des chansons pop vraiment superbes ; donnant souvent dans des sortes de contrepoints futuristes. Les influences classiques/jazz semblent nombreuses et pourtant indistinctes.

Rosie joue aussi sur l'expresse staticité de sa technique vocale. J'ai bien cru entendre quelques micro-faussetés (de l'ordre du quart de ton) enrichir les différentes tensions (avec les autres instruments + avec le corps de la mélodie féminine elle-même). C'est là une des illustrations de ce "sentiment de profondeur infinie dans un espace clos". Ce que pourrait être un des aspects du rêve d'après Lalande.

Rêve également caractérisé par une extrême tension mélodique et harmonique, qui personnellement me paralysa durant certaines de mes écoutes. C'est absolument magnifique, et cette dimension d'"infini" n'y est peut-être pas pour rien ; ça renvoie aussi aux enjeux d'un Rock Bottom de Robert Wyatt (je pense à la descente de chant inversé sur "Little red riding hood..."), dans un style très différent (Lalande étant beaucoup plus pop et moderne).

Il y a aussi, pour revenir aux contrastes, d'importants jeux de clair-obscur, dont le plus flagrant : obscurité des instrumentations et clarté de la voix... Lumière et ombre ne s'opposent pas systématiquement, ils sont souvent l'un dans l'autre, à la manière des principes consubtantiels masculin et féminin (très à l'image de la formation puisque c'est un couple qui dirige, mais ça n'est qu'une chose).

Et on trouve de ces clairs-obscurs dans la progression même de l'album, suggérés au travers d'une temporalité à plusieurs lectures : à la fois linéaire et cyclique. L'album est à l'image du sommeil et des rêves, il a ses phases, mais il a aussi ses cycles et ses micro-cycles. Des morceaux comme "Circulate Stop" ou "Cythera" marquent ainsi des passages des uns aux autres... on ne sait jamais trop où on est, aussi perdu est-on qu'un rêveur, ou que cette rêveuse fantasmée par le concept-album. Tout du long, chaque morceau a son propre onirisme tout en répondant aux autres selon un processus scientifique et mystérieux.

On semble parfois frôler le cauchemar mais on ne l'atteint jamais vraiment, c'est plutôt une forme d'obscurité labyrinthique qui gagne ou se dérobe aux compositions. Et on y revient en plusieurs cycles. Pourtant une trame se dessine, on sent bien certaines dimensions se faire de plus en plus présentes au fil de l'album : la place du piano et la sonorité de la basse évoluant, laissant place à des compositions plus flottantes, moins tordues en un sens, mais plus fines en d'autres. Ça se finira sur du Schubert dans une conclusion logique (je suis moins admiratif, mais pourquoi pas, ça se tient).

Ce deuxième Dollshot et donc une très belle pièce mélodique et plastique. D'un principe relativement littéraire et en apparence un peu cu-cul (présenté ouvertement par le couple comme la rencontre entre leurs deux univers : "le free jazz chaotique de Noah K + le chant angélique de Rosie"... mouaif... ou encore comme une représentation du sentiment d'infini qu'évoque un regard nocturne sur l'océan... mouarf...), la musique arrive finalement à développer bien plus de choses pertinentes qu'on ne saurait en faire de commentaires écrits. Le mystère des rêves ne sera peut-être jamais pleinement décortiqué, mais Lalande est déjà une surpuissante avancée, quoique scientifiquement infime ; ou au moins une évocation et un regard nouveau.

Créée

le 3 mars 2023

Critique lue 558 fois

12 j'aime

Vilain_officiel

Écrit par

Critique lue 558 fois

12

Du même critique

Disco Volante
Vilain_officiel
10

Réécriture

Je l'ai déjà évoqué, le premier album de Mr Bungle était un objet d'une vulgarité esthétique poussive et cohérente, une sorte de pièce d'art contemporain adolescente voire puérile, sciemment...

le 11 sept. 2013

60 j'aime

5

Naked City
Vilain_officiel
8

Rien ne va plus à Naked City

L'expressivité du saxophone de Zorn, je pense, m'étonnera toujours. Cet instrument est littéralement humain, c'est bête à dire, mais ce sont des vrais cris qui en sortent ; de plaisir, de rage, de...

le 8 mai 2015

31 j'aime

8