Il n’y a rien de plus difficile désormais que d’écrire quelques lignes sur un nouvel album de Gérard Manset. D’ailleurs, même l’écouter est devenu une épreuve qu’on aborde le cœur serré, l’âme en berne : on sait exactement ce qu’on y trouvera, la même chose depuis dix, vingt ans sans doute, le même mélange absurde de ridicule extrême, de ringardise abominable, et de moments absolument inouïs tellement ils touchent au sublime. Et donc, plus personne, ou presque, n’écrit sur Manset, car c’est – définitivement – PEINE PERDUE. J’ai même peur que plus personne, ou presque, n’écoute Manset. Et puis je me dis que s’il y a toujours une « maison de disques » pour sortir un truc aussi « hors du temps » (si l’on est poli ou responsable Marketing) que cette Algue bleue, c’est que nous sommes sans doute encore une petite cohorte de fidèles, perdus dans la nuit (pour user d’un langage mansétien), avançant en portant une flamme qui vacille de plus en plus. Mais, vraiment, je ne sais pas…
Manset (ou Mansetlandia) en 2024 : neuf nouvelles chansons, 49 minutes d’une musique que personne, absolument personne d’autre sur Terre ne saurait faire. Neuf chansons immédiatement évidentes pour quiconque écoute Manset depuis assez longtemps, qui réutilisent des mélodies déjà entendues dans ses albums précédents (l’accrocheur C’est toujours elle fonctionne sur le même riff que la plupart des grandes chansons de Manset), qui recréent des atmosphères déjà respirées, qui reviennent sur des holocaustes déjà enregistrés, qui rejouent des effondrements intimes déjà cartographiés. Mais avec cette impression, difficilement vérifiable, que Manset, vieux, fatigué peut-être, mais plus extrémiste que jamais, ajoute un nouveau tour d’écrou à sa musique, qui nous enserre le cœur jusqu’à le broyer.
Prenons par exemple Nous nous cacherons ensemble, trois minutes trente-quatre graves, très, très graves : une chanson d’amour et de mort sur deux lapins, qui courent sur un carré de serpolet (ça fait combien de temps qu’on n’a pas entendu des paroles de chansons où il y avait le mot « serpolet » ?)… "C’est chez un ami qu’on les a retrouvés, dévorés par un furet, au milieu de la forêt". Et puis Manset part dans des « oui, oui, oui, oui… » presque malaisants. C’est grotesque, et à la fin on a des larmes pleins les yeux.
N’allez pas croire que L’algue bleue soit un disque bucolique, écolo peut-être (Manset rigolerait en lisant ça !), c’est au contraire un disque qui parcourt beaucoup de chemin, à travers la planète, depuis la rue en bas de chez nous où traînent des SDF inquiétants, et pourtant plus lucides que nous (Rater sa vie), aux plages paradisiaques du bout du monde dévastées depuis des siècles par des conquistadors cruels (Paradis perdus). Et beaucoup de chemin, dans notre vie aussi, mettant le doigt systématiquement là où ça fait vraiment mal : les amours perdus (C’est toujours elle), les enfants partis (Monsieur), les vies gâchées (Rater sa vie), toutes ces choses ordinaires et terribles qui font chanter Manset… et l’ont longtemps fait fuir loin, très loin.
La pochette de L’algue bleue n’est pas laide, mais elle complètement à côté de la plaque, hors sujet, ce qui est finalement très rare dans la discographie de Manset. L’orchestration, la production, par contre, comme d’habitude, est clinquante, maladroite, incompréhensible, inconstante, absurde, d’un mauvais goût quasiment constant : comme si Manset n’avait jamais écouté, de toute sa vie, de musique faite par des « gens normaux ». Comme s’il inventait, encore et encore, ses propres règles. C’est souvent moche, tant ça manque de classe, d’équilibre, de tout ce qu’on aime trouver dans les disques qu’on écoute. Et pourtant, c’est absolument parfait.
Et puis, il y a ce chant, cette voix tremblante d’homme vieillissant, qui, pourtant, est, d’une manière très intime, la même que celle du jeune homme qui « voyageait en solitaire ». Il y a ces dérapages vocaux incroyables, vers les aigus (Sur la lune on danse), qui font plus d’une fois froncer les sourcils, arborer un sourire gêné… mais qui sont irremplaçables. Cette voix qui porte ces textes que seul Manset peut écrire : régulièrement embarrassants, par les images charriées tout autant que par leur formulation ("J’emmenais Lison tout au bord du fleuve-mer, tout un jour nous lisions, et des cosses amères ensemble nous mangions" ). On se vautre parfois dans le cliché ("Savez-vous la tristesse, la mélancolie, c’est comme la pluie" ), mais dans le fond, est-ce les choses essentielles n’ont pas été transformées, toutes, depuis le temps que des artistes les triturent et que le grand commerce nous les vends, en clichés ?
Manset est depuis longtemps indéfendable (heureusement, il nous évite ici ces dérages de « vieux con limite réac » qui salissaient un peu ses albums précédents), quasiment inécoutable pour 99% de la population : trop démodé, trop dépassé, trop barré, trop ambitieux, trop… loin de nous. Il est devenu invisible. Pourtant nous sommes encore quelques uns à le considérer comme LE GENIE absolu du Rock français (oui, du Rock, pas de la chanson). Au dessus de Gainsbourg ou Bashung, oui au dessus de tout le monde avant lui, pendant lui, après lui.
Pourquoi ? Franchement, je ne sais pas. Mais quand j’écoute L’algue bleue, c’est une évidence.
[Critique écrite en 2024]
https://www.benzinemag.net/2024/05/03/manset-lalgue-bleue-peine-perdue/