Ce qui est curieux chez Eric Clapton, c’est que les meilleures chansons qu’il a composé sont souvent le fruit de ses angoisses et de ses déboires. Tout le monde connaît l’histoire de Tears in Heaven, le fils Connor Clapton tombant d’un immeuble laissant son père en deuil. Cocaine, bien qu’une création de JJ Cale, témoignait de l’addiction de Clapton pour la drogue. Et beaucoup se sont accordés sur un fait, quand Clapton a réussi à s’extirper de son alcoolisme et a commencé à vivre une vie un peu plus calme, cela s’est ressenti dans ses compositions qui sont devenus…mollassonnes.
Mais là, nous sommes en 1970, le rock psychédélique a déployé ses ailes, nous sommes dans l’ère des hippies, de Jimi Hendrix, des fleures dans les champs et des gens tout nues qui y courent avec des pancartes « make love not war » ; et Clapton a cette époque…est complètement déprimé. La raison ? Pattie Boyd, mannequin blonde irrésistible qui n’a de cesse de charmer tout le monde. Clapton en est follement amoureux. Mais manque de bol, celui qui a la chance de partager sa vie avec Pattie n’est autre que George Harrison, le quiet Beatle et meilleur ami de Clapton. A côté de ça, la fin de Cream, légendaire super-groupe composé de Clapton, Jack Bruce et Ginger Baker avait fait ses adieux avec un discret Goodbye. Un autre super-groupe formé avec le comparse Steve Winwood naissait et mourrait dans la même année : Blind Faith. Résultat, Clapton en a juste marre de cette popularité et a envie de se cacher une nouvelle fois derrière un groupe, de ne pas être exposé au monde. Alors pour cela, il fuit l’Angleterre, il fuit Pattie et George, il fuit le monde européen pour se réfugier à Miami. Le temps de former un nouveau groupe, le voilà de retour en studio pour enregistrer ce qui sera son chef d’œuvre ultime : Derek and Domino's Layla and Other Assorted Love Songs.
Cet album est un mastodonte, une tuerie monumentale qui n’a de cesse de m’exploser à la gueule à chacune de mes écoutes. Et même si j’ai l’air de tout ramener à Clapton, il n’est en fait qu’un boulon dans l’incroyable machine qu’est cet album. Layla and Other Assorted Love Songs, c’est l’alignement des planètes du rock, tous les éléments sont présents pour que l’album soit un moment de rock mémorable.
A commencer par la composition du groupe. Évidemment, Clapton à la guitare et au chant, rien de bien surprenant. Mais un autre génie vient pointer le bout de son nez dans l’écriture et la composition, le trop peu connu Bobby Withclock, excellent pianiste et chanteur. Carl Dean qui suivait depuis déjà quelques années Clapton à la basse et qui continuera de jouer sur ses albums jusqu’à sa mort. Jim Gordon à la batterie, qui bien que complètement fou, se révèle être un batteur de malade (il n’y a qu’à écouter Keep On Growing pour s’en rendre compte). Mais à cette composition, il manque un ingrédient essentiel, une p’tite touche de magie qui va offrir au tout, un plus indéniable, et cet ingrédient, c’est Duane Allman.
L’histoire, c’est que Clapton a assisté à un concert du Allman Brothers Band (groupe mythique du rock sudiste avec Lynyrd Skynyrd qui composera d’ailleurs Free Bird en hommage à Duane). Épaté par la performance d’Allman, Clapton l’invite sans hésiter à venir enregistrer quelques pistes de slide guitar sur un ou deux morceaux de l’album. Le truc, c’est que leur duo fonctionnait si bien qu’Allman est littéralement devenu un membre essentiel du groupe. Il apporte avec son jeu de slide, une note country qui s’accorde parfaitement avec le style très bluesy de Clapton. En résulte des morceaux de rock blues country qu’on pourrait considérer comme foutraques à la première écoute (c’est quand même un festival de guitare qui se répondent), mais qui finalement, vont se révéler d’une énergie comme on en voit rarement. C’est bien simple, la recette fonctionne tellement bien que je pourrai m’écouter en boucle cet album toute une journée. Le jeu de Clapton et celui d’Allman se complètent parfaitement et ensemble, ils vont nous offrir des moments de guitare absolument majestueux. Des reprises comme Key to the Highway ou Nobody Knows You When You’re Down and Out sont des moments d’improvisation sensationnels où les deux se répondent chacun dans son style.
Pourtant, la meilleure reprise reste Little Wing. Clapton revisite le chef d’œuvre de Jimi Hendrix avec grâce, lui donnant une note mélancolique et touchante. Avec ce morceau, il touche à la perfection et rend un hommage vibrant à Hendrix qui quittera ce monde un mois avant la sortie de l’album sans avoir entendu cette version.
Mais qu’en est-il des compositions Clapton / Witchclock ? Bell Bottom Blues, Have You Ever Loved a Woman, I Looked Away, Anyday et surtout Why Does Love Got to Be So Sad sont de magnifiques moments de blues, tantôt mélancoliques, tantôt survitaminés, un pur bonheur.
Mais évidemment, la perle qui donnera carrément son nom à l’album, c’est Layla, énième chanson de l’album composée pour Boyd (c’est que son ombre plane méchamment sur l’ensemble des compositions de Clapton). Alors, Layla, j’en ai fais une critique, et loin de moi l’idée de vous y diriger mais je n’ai aucunement envie de me répéter. Reste que pour moi, c’est la ballade la plus déchirante que j’ai pu entendre, on a jamais fait un riff aussi puissant, et la dernière partie au piano composée par Jim Gordon est à tomber par terre. Un chef d’œuvre d’une rare intensité, dernier éclat de l’album puisque Thorn Tree in the Garden composé et chanté par Whithclock conclut de manière calme cette épopée musicale d’une heure et quart.
Cet album est unique, un moment suspendu dans le temps et un miracle qui ne se reproduira jamais puisque Duane Allman mourut en 1971 dans un accident de moto. L’unique album de Derek and the Domino qui aura permis à Clapton d’extérioriser toute sa frustration vis-à-vis de Boyd, et aussi de prendre du recul sur sa carrière (son nom n’apparaissant pas sur la pochette, l’album ne fût pas un grand succès commercial). La combinaison Clapton / Allman ne se fera entendre que dans cet album, quelle dommage. Reste qu’encore aujourd’hui, Layla and Other Assorted Love Songs reste une œuvre profondément marquante, poignante, mélancolique et émouvante. Un album clé dans l’histoire du rock et le plus beau travail de Clapton. Un chef d’œuvre.