Je ne saurais dire ce qui dans cette musique, au demeurant très simple mélodieusement, abordable pour un pianiste amateur, me touche et m'émeut particulièrement (surtout La Dispute, Comptine d'un autre été, Sur un Fil). Il n'y a rien d'extraordinaire, rien de brillant, mais au contraire une forme de douce habitude, une mélancolie du quotidien, ni joie ni tristesse, à l'image de cet accordéon difficile à cerner, est-il guilleret et dansant ? Et il lancinant et triste ? Cette musique a quelque chose de ces dimanches pluvieux d'hiver. Le repas se termine, tout le monde débarrasse, chacun repart et vaque à ses occupations. Amélie se tient là, dans le salon, tandis que la pluie bat le carreau et que le ciel est lourd comme son estomac, près du poêle ronronnant, assise sur le canapé, lovée contre l'être aimé qui l'observe l'oeil à demi clos, tandis que jetant un regard à cette fenêtre lessivée par la tristesse, elle mesure son bonheur, celui d'être là, entouré de l'essentiel.
Peut-être est-ce la Bretagne, terre de mes ancêtres. Car cette mélancolie sied bien à la Bretagne de Yann Tiersen, pays délavé et battu par les eaux, pays maussade, aux éclaircies miraculeuses, pays de flux et de reflux, de tempêtes et de beautés, côtes déchiquetées et plages rugueuses, qui jamais n'altère la douceur d'un lit et d'un foyer qui lorsque le vent hurle est le dernier refuge, comme le phare englouti sous l'eau déchainée l'est pour le marin.
Peut-être est-ce ma cousine qui jouait inlassablement le thème d'Amélie Poulain au piano. Elle quittait la table avant le dessert, se réfugiait dans la pièce attenante, déclinait le morceau sur le vieil instrument, et le repas embaumait la mélancolie. Elle était seule avec le piano, elle caressait de ses petits doigts le vénérable instrument ; parfois, elle se penchait sur lui, comme pour l'ausculter, déceler une palpitation, puis, elle reprenait le morceau avec la même constante mélancolie. Et l'écoutant et l'observant de loin, j'avais le sentiment que cette jeune femme, si discrète, si secrète, nous livrais ici la nature de son jeune coeur. Les notes parlaient pour elle. On aurait cru Amélie.
Peut-être est ce Paris, ma ville, qui sied si bien à la musique et au film, le Canal Saint Martin et ses feuillages bruissants, ses allures ancestrales, ses vieilles écluses vertes, les gares, les grandes avenues, Montmartre, le charme désuet d'une ville en carte postale et qui séduit à chaque pas. Le monde d'Amélie Poulain, une cité ôtée de toutes ses laideurs, rehaussée par la musique.
Peut-être, enfin, est-ce l'adolescence, lorsque j'ai découvert ce film et que le jeune garçon que j'étais se reconnaissait dans les émotions pures et expressives. Il n'y avait alors pas besoin d'effets de manche, d'esbroufe, tout était plus simple, à fleur de peau. Amélie était le symbole d'une émotion qui résonnait très simplement, tout naturellement. C'était l'âge d'or de quelque chose synonyme de bonheur et de bien-être.
Un temps qui me parait désormais si lointain, et que la musique, comme un vieux réchaud à gaz, est capable de raviver soudainement. "Sans toi, les émotions d'aujourd'hui, ne seraient que les peaux mortes des émotions d'autrefois".