"Pour tous ceux qui n’ont plus de raison de vivre / Qu’ils s’assoient sur le trottoir / Il reste le train du soir"
Nous sommes en 1981 et Gérard Manset a toute l'attention de la critique, voire du public français. Il vient même d'avoir d'un mini-succès avec "Marin Bar", le premier depuis le grand tube populaire qu'avait été "Il Voyage en Solitaire", et son talent singulier est au diapason de son époque : sa fascination pour un ailleurs "exotique" et son rejet dépressif de la grisaille quotidienne font moins "baba cool" que "dans l'air du temps", alors que les premiers doutes sur l'état de notre société grandissent pendant que l'argent facile fait ses premiers ravages. Tout de suite dans la foulée de la réussite qu'est "l'Atelier du Crabe", Manset sort ce "Train du Soir", qui est - et restera sans doute - son album le plus facile, le plus "direct", et donc potentiellement le plus commercial. Il y admet, chose rare, son intérêt pour le Rock américain populaire, et compose deux chansons basées sans ambages sur des guitares électriques : "le Train du Soir" et surtout, la remarquable "les Loups", sans doute sa tentative la plus aboutie de proposer une musique simple, entraînante, fédératrice même avec son texte menaçant à la symbolique facile (... qui poseraient sans doute d'ailleurs problème dans notre société actuelle) :
"C’est les loups / A leur cou, pas de collier / Pas de montre à leur poignet (...) / C’est les loups / Venus du bout du monde / Et leurs poches sont pleines de bombes"
Mais ce n'est pas tout, car Manset nous propose même ici, incroyable, un REGGAE avec "Quand les Jours se Suivent" ! Même si ça reste anecdotique, c'est plutôt réussi... Et sur les 12 minutes de l'impressionnant "Marchand de Rêves", un long anathème qui est du pur Manset avec son constat glaçant de la destruction d'un pays, il rajoute même des cuivres pour un long crescendo émotionnel paradoxalement plus conventionnel qu'à son habitude. Reste les paroles, terribles, qui ne caressent certainement pas l'auditeur dans le sens du poil :
"Avec ta poudre rouge, tes yeux d’or, ta barque / Et les enfants qui bougent encore au fond du sac / Marchand de rêves, va t’en plus loin / Frappe plus fort dans un silence de mort / Y a plus personne debout dans les rues d’Angkor..."
Non, tout n'est pas aimable dans "le Train du Soir" : il y a le clavecin grinçant derrière la voix fantômatique de "Pas de Nom", un titre très oblique qui recueillera certainement peu de suffrages populaires, et aussi une noyade dans les synthés ringards de l'époque pour la conclusion de l'album, le dynamique "Pas mal de journées sont passées". Et le tout est empaqueté dans ce qui restera sans doute la pochette - blanche, noire et rouge - la plus laide de toute sa discographie, avec, dérisoire provocation, la photo d'un... avion !
Nous serons nombreux quand même à trouver passionnant, et même très plaisant le résultat de cette quasi-expérience, mais Manset lui même aura tôt fait de regretter de s'être autant ouvert à son public, et rejettera complètement cet album, qui va donc disparaître comme tel de la version "redacted" de son oeuvre.
Pour l'entendre aujourd'hui comme il fut conçu, pas d'autre solution que de se procurer un vinyle original... Et pourtant, les dernières paroles de cet album volontairement oublié, voué aux gémonies, ne sonnent-elles pas plus pertinentes que jamais presque quarante ans plus tard ?
"Quand tu sortiras de l’enfance / Y aura plus de frigidaire, plus d’essence / Y aura plus de frigidaire, plus d’essence"
[Critique écrite en 2018]