Alors voilà toute l'histoire : je suis peut-être l'une des rares personnes à avoir découvert, puis peu à peu "accepté", puis enfin aimé profondément ce disque alors que j'étais physiquement, mais vraiment, "dans le désert". Nous habitions alors à Oran où nous effectuions notre coopération, nous, soit une bande de copains à la vie à la mort dont peu - hormis moi - écoutaient du rock'n'roll. Nous passions nos weekends et nos vacances sur les routes du Grand Sud algérien, et sur les pistes du Sahara. J'avais un ami qui nous bassinait avec Capdevielle, qu'il nous imposait sur l'autoradio de nos 4L, R16, 405, etc. pourries qui tressautaient sur la tôle ondulée. J'ai tenté un moment de résister : Capdevielle ? Du sous-Dylan (ces textes narratifs compliqués avec des images grandiloquentes à la pelle, cet acharnement à tutoyer l'auditeur pour le défier de le suivre et de remettre tout en question...), du sous-Springsteen (avec E-Street Band du pauvre et poussées lyriques qui ne font pas vraiment dans la dentelle) ! Et puis, et puis, à force, les chansons - TOUTES les chansons - des "Enfants des Ténèbres et les Anges de la Rue" sont rentrées dans ma tête, puis plus loin encore, là où la musique, à force de ressassement, finit par faire un trou tellement profond qu'on ne peut plus s'en passer. J'ai arrêté d'en avoir honte, de cette passion difficilement justifiable pour Capdevielle, tête à claques qui avait la fâcheuse manie de piquer ses meilleures idées chez nos héros - Dylan et Springsteen, donc - et aussi le culot de se prétendre persécuté parce que la critique ne l'adoubait systématiquement. Aujourd'hui, quarante ans plus tard ou presque, je connais encore par cœur TOUS les mots de ces chansons, et cela me fait du BIEN de gueuler de temps à autre des trucs comme : "Elle a jamais d'mandé l'brouillard de mes serments vides / Et quand j'ai mal j'me plains pas d'la brûlure / J'suis venu seul à g'noux devant sa serrure / Quand mes derniers espoirs plafonnent / Elle Est Comme Personne." ou encore "Maintenant t'as tout perdu, tu n'as plus rien à cacher / Tu n'as jamais très bien su le prix qu'il faudrait payer / Lorsque tu suivais ton héros marqué au front, / Quand tu lui donnais tout ce qui portait mon nom / Tu le vois là-bas, si loin, danser comme un automate / Tu sais qu'il a dans son coin tes rêves usés qui miroitent / Eh, dis-moi, tu penses à quoi lorsque t'as froid ?". Du bien, et pourtant j'ai les larmes aux yeux. Parce que ce que je n'avais bien entendu pas pigé en 1979, c'est que ce c... de Jean-Patrick Capdevielle avait déjà compris un ou deux trucs sur le carnage que pouvait être une vie, et qu'il essayait de me prévenir de toutes les erreurs que j'allais faire. Mais bien sûr, ça ne servirait à rien, et je me retrouverais quarante ans plus tard - ou presque - à contempler les ruines fumantes et les charniers en me demandant comment ce p... de disque de simili-rock à la mord moi l'noeud pouvait être aussi juste. Et c'est alors que je pose l'aiguille de l'électrophone sur le dernier sillon. La chanson s'appelle "les Bruits de la Nuit" et Capdevielle chante : "Ton Einstein t'attend plus, il a pris son fusil à lunette / il est monté sur le toit pour nettoyer la planète / le coeur des politiciens marrons s'est fait repeindre en bleu / La fille du bar a sa dose et ma tête est en feu. / Les fantômes dans la cour se transforment en héros de la nation / Ils font le tour de la salle pour distribuer les additions / Je pourrais vous dire deux ou trois choses sur les hommes qui font l'histoire / Mais j'préfère finir ma nuit avec la fille du bar." Et là je sanglote carrément. Et j'ai l'impression que c'est presque aussi beau que du Johnny Cash. Je dois être complètement cramé. J'ai dû choper un virus dans ce p... de désert. Allez, Jean-Patrick, démarre la 4L. On redescend vers Tamanrasset." [Critique écrite en 2017]