Avoir un public doit être une chose très singulière pour un artiste. Le public, c’est un être multiple, difforme, exigeant, et mouvant au fil du temps et des évolutions stylistiques. Pour bon nombre d’artistes ayant rencontré un immense succès dès leurs premiers efforts, ce public s’apparente souvent à une prison dorée.
Pour illustrer cela, difficile de trouver meilleur exemple que celui du duo américain MGMT. Il y a 10 ans déjà, MGMT atteignait le statut de phénomène pop avec son premier essai, l’album Oracular Spectacular, porté par les trois singles en or massif que sont Time To Pretend, Electric Feel, et surtout Kids. Avec ce trio magique, les deux jeunes musiciens avaient réussi à se faire entendre partout, tout le temps, par tout le monde. Le public du groupe était devenu immense, se réjouissant dès que les premières notes de Kids se faisaient entendre à la radio, à la télévision, ou même en meeting politique, achetant plus d’un million de copies de l’album à travers le monde, et remplissant des salles de concert toujours plus grandes.
Pourtant, Andrew et Ben, les deux membres fondateurs du groupe, étaient loin de s’épanouir dans cet immense succès. Pour comprendre cela, il faut revenir aux origines du groupe. Fondé en 2002 sous le nom The Management, le groupe naît d’un amour commun pour une musique psychédélique exigeante, oblique, et loin d’être grand public. Encore étudiants, ils essayent de se faire connaître auprès des membres de l’université Wesleyan dans le Connecticut, où les groupes d’étudiants sont nombreux et la concurrence est féroce. Pour plaîre à ce public, Andrew et Ben commencent donc à composer des titres pop, plus simples et immédiats. Voyant la réaction positive du public, le duo change de nom et va vite se prendre au jeu de la pop music. Le succès est au rendez-vous, et le projet dépasse les frontières de l’université, jusqu’à se faire repérer par Columbia Records, maison de disque appartenant à Sony Music Entertainment. Pourtant, il y a bien un malaise. Réticents à inclure Kids au sein de leur premier album, les voilà forcés bon gré mal gré à jouer ce titre, initialement conçu comme une blague, à des foules venus uniquement pour écouter cette chanson. Refusant parfois de jouer Kids en live et pêchant par leur manque d’expérience scénique, ils se retrouvent coincés par les exigences d’un public auxquelles ils ne collent pas. Les voilà piégés dans cette fameuse prison dorée.
Nous sommes aujourd’hui en 2018, 10 ans après la déferlante Oracular Spectacular. Le groupe a certes perdu de son aura d’antan, mais il est parvenu à rester d’actualité, en faisant ce qui lui plaît tout en se souciant moins des exigences du grand public. Cette année commence fort pour le duo, avec l’arrivée début février d’un quatrième album, Little Dark Age, grandement attendu par les amateurs du groupe.
Car oui, le groupe a toujours un public qui le suit avec attention, et cela tient surtout à Congratulations, un deuxième album sorti en 2011. Cet album fut pour moi, comme pour bien d’autres, d’abord une surprise, puis une obsession. En effet, il ne comporte aucun tube radio-friendly, mais réunit au contraire 9 titres sans concession, extrêmement fouillis et d’une richesse sonore inattendue. Cet album est pour moi l’un des trésors cachés de cette décennie, et je conseille à tous ceux qui me lisent aujourd’hui d’y prêter une oreille, tant il aurait mérité de rencontrer une plus large audience. Bien sûr, ceux qui s’attendaient à un album rempli de Kids bis furent bien déçus, et le groupe perdit une grande partie de son public. Pourtant, pour tous ceux qui aiment les prises de risque et les expérimentations musicales, à l’image du titre Siberian Breaks, formidable odyssée sonore de 12 minutes, ou du clip complément barré de Flash Delirium, cet album fut une belle confirmation du talent des deux musiciens.
Après un troisième album franchement moins bon et quelque peu oubliable, MGMT fit son retour en octobre dernier avec le titre Little Dark Age, annonçant l’arrivée d’un nouvel album du même nom.
La réception critique comme publique fut unanime : revoilà le duo en grande forme ! Ce single, tout comme les trois autres extraits parus avant la sortie de l’album, voyait MGMT explorer de nouveaux terrains de jeu, avec un plaisir et un talent évident, ce qui n’a fait qu’accroître l’attente déjà grande autour d’un retour discographique du groupe.
Deux semaines après la sortie de l’album et avec de nombreuses écoutes au compteur, je suis heureux de voir que cette attente a été récompensée. Little Dark Age est un opus excellent, qui fera date dans la discographie du groupe, et qui l’ouvrira sûrement à un nouveau panel d’auditeurs.
Les deux musiciens semblent enfin décomplexés par rapport à la pop, genre qu’ils investissent sans crainte avec les titres Little Dark Age, Me And Michael et One Thing Left To Try. Ce trio de titres surprenants, addictifs et rétros rappelle celui de l’époque, mais en plus abouti, en plus libre, en plus fou. Coup de cœur pour Me and Michael, hymne pop irrésistible.
Au-delà de ces trois tubes, l’album ne déçoit à aucun moment et propose une belle aventure musicale en dix étapes. Je retiens particulièrement When You Die, TSLAMP et James, trois pépites aux ambiances bien différentes et qui se bonifient au fil des écoutes. Les influences sont diverses et assumées, on retrouve en effet des sonorités rappelant The Cure (Little Dark Age), Depeche Mode (One Thing Left To Try), Pink Floyd (When You’re Small) ou Tame Impala (Hand It Over).
De She Works Out Too Much, qui ouvre l’album en fanfare avec cet avertissement ‘Get Ready To Have Some Fun’, en passant par la douce pause instrumentale Days That Got Away, jusqu’à la ballade Hand It Over qui clôt l’album en beauté, les deux musiciens se font plaisir. On sent que s’ils sortent cet album aujourd’hui, c’est bien parce qu’ils sont amoureux de la musique, et que c’est en composant qu’ils s’expriment le mieux.
Il me semble qu’avec cet album, le groupe est parvenu à se réconcilier avec son statut d’ancien phénomène pop. En réalisant un disque varié mais cohérent, riche mais accessible, bourré d’influences mais très personnel, le groupe parle à la fois aux nostalgiques du MGMT d’avant, aux amateurs d’expérimentation psychédélique, et surtout, je l’espère, à un nouveau public qui n’avait jamais vraiment prêté attention aux aventures du groupe.
J’espère que cet album, déjà auréolé d’une bonne réception critique et publique, sera écouté et apprécié par un grand nombre d’auditeurs, tant il est unique et important dans le paysage pop actuel. MGMT a trouvé la clef pour sortir de sa prison dorée, et c’est sans complexe que le duo profite de la liberté artistique offerte par Columbia Records. Avec cet album réussi et une tournée qui s’annonce prometteuse, l’année 2018 sera sûrement celle d’un nouveau départ dans l’aventure passionnante entre MGMT et son public.