Situons le décor en cette années 1986. Talk Talk, avec à sa tête Mark Hollis l'éternel frustré, embraye enfin. Après la sortie de It's My Life et le succès international de "Such A Shame" et du morceau éponyme, Hollis est harcelé et on le presse de sortir rapidement d'autres bombes FM, histoire de remplir les poches des majors. Mark, dont le seul souci est sa musique, sort Colour of Spring en 1986, qui est un superbe compromis entre rigueur musicale et accroche commerciale. Mais déjà, sur cet album le groupe, son entité, se prépare à aborder un nouveau monde d'expérimentation et d'improvisation dont Party's Over et It's My Life n'étaient en fin de compte qu'un sympathique prologue.
Après la sortie de l'album, Talk Talk se lance dans une tournée dont Montreux n'est qu'une étape, un témoignage vibrant de la détermination de Hollis et de son complice Tim Friese-Greene à s'élever dans les plus hautes strates. Pour ce faire, il recrute en plus du bassiste Paul Webb et de la batterie de Lee Harris deux percussionnistes, deux claviéristes et un guitariste supplémentaires. Comme à l'accoutume, Friese-Greene ne participe pas au show live.
À l'annonceur de présenter les musiciens pour que le spectacle commence. Et Hollis de débarquer sur scène caché derrière ses lunettes rondes aux verres fumés et ses longs cheveux blonds. Caché, toujours, aussi bien auprès des médias que de son public. On ne verra pas ses yeux du concert. Le show est animé par des éclairages colorés et des décorations kitsch, années 80 oblige. Mais le groupe, lui, est bien loin de la synth-pop sympathique d'autrefois. Et si le groupe entame le concert par leur premier tube "Talk Talk", c'est le seul titre de leur premier essai qu'ils interpréteront, passant rapidement aux chansons exotiques de It's My Life et à la maturité de Colour of Spring. Le live sied particulièrement bien au Talk Talk de cette époque. La production typée eighties est moins présente que sur les albums, les beats sont moins lourdauds, et Mark Hollis en bon perfectionniste a parfaitement arrangé l'espace sur scène pour un son percutant. Les musiciens, également, se permettent des échappées absentes des versions studios, chacun son petit solo dans le concert, pour un résultat jamais désagréable. Et pendant que les professionnels font leur boulot sans trop de débordements techniques, Hollis lui se lâche.
Et là on entre dans le meilleur point du concert : la vision de Hollis chantant ses compositions. C'est déjà une (sacré) chose de l'entendre habiter ses chansons sur le support studio, c'en est une autre que de le 'voir' les vivre en direct ! Derrière son apparente distance l'homme chante avec tant de ferveur qu'on lui pardonne immédiatement sa froideur quotidienne. Un homme, une musique, le monsieur ne vit que pour ça et ça se voit. Habité d'une telle foi, c'est à peine si l'on s'étonne du triptyque qui suivront Coulour of Spring. Lorsqu'il ne chante pas, il s'assied au pied de son batteur, les yeux rivés sur le sol, probablement enfoui dans la partition de sa musique. Pas une seule fois durant l'heure et demi sa voix ne faiblit. Hanté du début à la fin, Hollis l'est même lorsqu'il remercie son public. "Thank you very much, thank you very much", gémit-il presque. Ressort de cette passion une homogénéité de la prestation qui rend chaque chanson, même la plus faible, puissante et susceptible d'émouvoir même le plus endurci des punks. La preuve en est "Renée", à l'origine très pleurnicharde sur les bords, se métamorphose en ode à la tristesse.
Personne ne le sait alors, mais cette tournée sera la dernière de Talk Talk. Quelques mois plus tard, Mark Hollis et son équipe s'enfermeront pour ne plus jamais sortir. L'incompréhension du public face à ses albums détruira Mark Hollis, qui stoppera après coup toute activité musicale. En tant que dernier témoignage live de l'homme et de son groupe, ce document est exceptionnel.