Low
7.9
Low

Album de David Bowie (1977)

"Don't you wonder sometimes

About sound and vision ?"



Il ne s'est écoulé qu'un an entre la fureur metal-funk de Station To Station, véritable démonstration de force du Thin White Duke, album tellement cocaïné que son auteur prétendait ne plus se souvenir de son enregistrement, et "Heroes", glacé et expressionniste, allemand de surcroit, monument pré-cold wave en hommage à Berlin, la coupée en deux. Mais Bowie, malgré ses atouts, n'aurait pu simplement passer de l'un à l'autre comme cela, il lui fallait une marche avant ses "glaciations berlinoises". Cette marche, il la trouvera en France, à Hérouville. Aujourd'hui, on parle de Low, onzième album culte de David Bowie, sorti en 1977 chez RCA et inventeur de la new wave, carrément.


Les années américaines de David l'ont laissé exténué, presque à la limite de la mort, ou pire: du burn-out. Il a outre-Atlantique fortement décuplé sa consommation de cocaïne, le faisant devenir filiforme et paranoïaque au possible (voir ma chronique de Station To Station). Mais son album sous blanche est un vrai carton, et inspiré par les écrits d'Albert Speer sur les mises en scène des discours nazis, il part en tournée défendre son chef-d'oeuvre sous les traits du Thin White Duke, espèce d'idéal aryen, tiré à quatre épingles et d'une sobriété absolue, et de loin le personnage le plus sombre et controversé du bestiaire bowien.


Isolar, la tournée, le voit s'associer à un compagnon qu'il sauvera de l'enfer de l'héroïne, pour un temps du moins, Jim Osterberg alias Iggy Pop. L'Iguane, ayant perdu ses Stooges et s'étant perdu lui-même l'accompagnera sur les routes, et partout ensuite. Egalement, Nicholas Roeg offre au monde une nouvelle facette de David Bowie, l'acteur. Quel meilleur début cinématographique pour lui que The Man Who Fell To Earth, l'alien venu sauver les siens et son espèce sur Terre, et finalement corrompu par elle et ses plaisirs humains ? Quel meilleur personnage que le "toujours-en-transit" Thomas Jerome Newton ? Un étranger en Amérique, loin de chez lui, "just visiting"? Ce long-métrage est absolument fascinant, et je conseille fortement son visionnage, mais ce n'est pas notre propos.


Au milieu de son esbroufe artistique, l'homme dans l'enveloppe Bowie devait bien se douter qu'il y avait un problème, et que certaines limites ne devaient pas être dépassées. Cette fois-ci, l'alter-ego faillit prendre le pied sur le véritable Bowie, perdu dans les méandres de son esprit drogué. Prenant Pop avec lui, il quitte les Etats-Unis, terre maudite pour l'instant, et retourne sur le vieux continent. Cette fuite pour échapper à lui-même ne signifie pas l'arrêt de son art, qu'il veut continuer à développer en prenant d'autres routes. David choisit donc le cadre ressourçant et apaisant du Château d'Hérouville, près de Paris, lieu qu'il connaît bien pour s'y être déjà rendu avec ses Spiders From Mars en 1973, pour son Pin-Ups, album de reprises.


Bowie s'installe donc à Hérouville avec Iggy, Corinne "Coco" Schwaab, son assistante indispensable, et son fils Duncan. Le "Rainbowman" de Soligny (2019), véritable bible bowienne, relate avec précision ces moments, cet été français de 1976, avec le concours de l'ancien gérant des lieux Laurent Thibault, notamment la fameuse rencontre au clair de lune d'un Jacques Higelin, locataire permanent, et d'un Bowie rêvant aux étoiles, ou encore le récit de leurs pitoyables relations avec Bad Company, le groupe de Paul Rodgers, avec qui ils partageaient le Château. Dans l'ouvrage "Hérouville, le château hanté du rock" de Laurent Jaoui (2021), Bowie est décrit comme un leader, un peu bipolaire et assez exclusif, tout à fait insaisissable, monopolisant les équipes d'Hérouville, certainement assez fascinées par sa présence.


Impossible de parler de Low sans parler un peu de The Idiot, le premier album solo d'Iggy Pop et entièrement concocté au Château. On a tendance à penser que ce disque a servi de brouillon pour Low. Bowie, producteur et co-auteur de toutes les chansons, expérimente, touche à la musique électronique et à la techno (c'est un immense fan des allemands de Kraftwerk), et au final invente la new wave et même la cold wave sans passer par l'étape bruitiste du punk, où on aurait pu sans surprise attendre Iggy Pop, quand même leader des Stooges, inventeurs du métal. Non, The Idiot (titre inspiré de Dostoïevski) est un oeuvre totalement à part, vraiment surprenante et culte dont on reparlera un jour.


Il est enregistré avec des musiciens français (sauf quelques exceptions, comme Carlos Alomar, le guitariste rythmique de Bowie, qui cosignera le magnifique "Sister Midnight") notamment des transfuges du groupe Magma, dont Christian Vander, ou le batteur Michel Santangelli à la "frappe de bûcheron", identifiable clairement sur The Idiot. Laurent Thibault lui-même fait office d'ingé son, et l'album sera mixé à Munich, première véritable expérience allemande pour David Bowie, qui le marquera fortement.


S'étant rodé avec l'album de son ami Iggy, Bowie se lance dans son propre projet, à la base conçu comme la bande-originale de The Man Who Fell To Earth, on lui retire les rênes, qu'on confie au ex-Mama & Papas John Philips ("California Dreamin'", "Monday Monday"), qui accomplira un travail absolument remarquable. Blessé par cet affront, il élabore Low, album plus tard qualifié de "new-wave/ambient", et cela en 1977, l'année du punk, du retour à l'incompétence musicale car "F.U.C.K!" ? Bowie sera toute sa vie un avant-gardiste, sans concession, un artiste, dans tous les sens du terme.


Seulement, l'ambiance positive de The Idiot disparaît. Bowie, poussé par RCA à prendre un producteur, appelle Tony Visconti, associé de toujours, alors que le travail a déjà commencé. Les relations entre le producteur et Thibault sont difficiles, soit par simple inadéquation, soit Visconti fut-il jaloux de ne pas avoir été appelé plus tôt, pour travailler sur The Idiot ? Nul ne le sait, mais Bowie ne prend aucun parti dans cette histoire, ce qui accentue encore plus les désaccords. L'album sera donc terminé à Berlin, à Hansa, là où sera élaboré "Heroes". Néanmoins, l'arrivée de Visconti a en cela d'important qu'il ramène dans ses valises le fameux synthétiseur Eventide, qui sera largement utilisé sur l'album, et qui donnera un son tout à fait particulier à la batterie de Low.


L'autre particularité de l'album (et sans doute autre sujet de friction entre Thibault et Visconti) est la présence de Brian Eno, ex-Roxy Music et inventeur de la musique ambient, entre autres, qui vient aider Bowie à mettre au point son ambitieux projet, notamment sa face totalement instrumentale. Il amène pour cela ses fameuses stratégies obliques, dont on a déjà parlé lors de la chronique de son premier album. Parlant de l'influence d'Eno, on trouve beaucoup de similitudes entre Before & After Science, son album de 1977, et Low, puisqu'on assiste à la création d'un pont entre le pop-rock et la musique électro naissante, telle que l'on a pu l'entendre chez Kraftwerk, groupe pas encore complètement tubesque.


L'ambiance bucolique et quasi-pastorale du Château d'Hérouville ne se retrouve absolument pas sur l'album terminé. C'est très urbain et technologique mais le disque garde une certaine chaleur, qu'on ne retrouvera pas du tout sur "Heroes". C'est une première pour David Bowie, qui n'avait jamais été aussi loin dans l'expérimentation.


L'album est divisé en deux parties, les deux faces du vinyle. La première est purement pop-rock, avec certaines des mélodies les mieux trouvées et inventives de Bowie, preuve d'un réel renouveau artistique. Ces titres, comme "Speed Of Life", instrumental tournoyant, ou "Breaking Glass" perdent le côté soul mais gardent le funk de Station To Station, assuré par le tandem rythmique Murray-Davis, et cela saupoudré d'un léger vernis électronique, de nappes de synthétiseur et de cette batterie absolument colossale.


Ces sept chansons sont quintessentielles, "Be My Wife", au piano baltringue, explosive en live, et "Sound And Vision", ensoleillée et un presque-hommage au doo-wop avec Mary Hopkins aux choeurs, seront les deux hits de ce disque, qui surprenamment se vendra très bien.


"What In The World", étourdissant, profite de la présence d'Iggy Pop aux vocaux secondaires, et "Always Crashing In The Same Car", spatiale et légère, fait partie des chansons parfaites pour rouler, ce qui est bien paradoxal quand on y pense ...


Mais mon coup de coeur s'est toujours porté sur le très pop "A New Career In A New Town", hanté par cet harmonica lancinant. Cette chanson, comme indiqué, aborde l'excitation que l'on ressent lorsqu'on arrive dans une nouvelle ville, excitation qu'a dû ressentir Bowie lors de ses premières visites en Allemagne, notamment à Munich pour le mix de l'album d'Iggy. Enfin, sous ce titre très springsteenien se cache une réelle perle cachée du répertoire de l'artiste.


La face B, quant à elle, entame un concept qui sera repris sur "Heroes", Bowie s'essaie avec succès à la musique ambient, chère à son ami Brian Eno. Les quatre titres de cette face sont majeurs, absolument.


La messe synthétique de "Warszawa" décrit une Varsovie anéantie par les bombes nazies, et restée dans le même état sous la domination soviétique. En voyage en Europe de l'Est avec Iggy, Bowie n'a pu que constater cette ambiance triste mais majestueuse, et tente un retranscription musicale des émotions qu'il a pu ressentir. C'est glaçant, c'est martial (effet accentué par les choeurs), et ces mots braillés dans une langue inconnue semblent porteur d'une vérité significative.


"Art Decade" continue le bal, purement électronique. Il semblerait qu'on soit ailleurs, dans un hall de gare ou d'aéroport. C'est étrange, et on ne sait pas trop quoi ressentir à l'approche de cette nouveauté. C'est majoritairement cette ambiance urbaine et presque impersonnelle, bien que profondément intime, qu'on retrouvera sur "Heroes", et l'influence de Brian Eno est ici indubitable, comme une préfiguration de son Music For Airports de 1978.


"Weeping Wall" est sans doute le titre le plus léger de l'album, marqué par son marimba et par cette guitare grésillante, distordue et lancinante, et par cette rythmique rapide et implacable, presque oppressante. Peut être est-ce une accalmie, avant le bouquet final de ...


... "Subterraneans". Ce morceau fut le seul rescapé des tentatives de Bowie d'élaborer la bande-originale de The Man Who Fell To Earth. C'est le paroxysme, et selon Roland Caduf "le meilleur titre planant que je connaisse". Les nappes de synthé sont douces et dangereuses, et Bowie invente encore des mots pour faire passer cette ambiance moite et mélancolique, au final. Tel un cycle, on retrouve même la solennité de "Warszawa". Un sommet.


Sorti, comme Station To Station, sous un cliché provenant du tournage de The Man Who Fell To Earth, très orangé et détonnant, Low est certainement un, si ce n'est le sommet de son auteur. C'est tout simplement parfait, c'est un essai absolument réussi, et majeur dans tous les sens du terme. Dans la fanbase de Bowie, beaucoup comptent ce premier cru de 1977 comme leur favori.


Avec Low, David Bowie entame sa "trilogie berlinoise", complétée par "Heroes" et Lodger. Il quitte Hérouville pour la capitale allemande, en emmenant Iggy et Tony Visconti. Laurent Thibault restera au Château, auquel il reste quelques belles années à vivre avant sa fermeture en 1985. Brian Eno accentuera sa collaboration avec Bowie, avec comme paroxysme l'album suivant, le très germanique et monument de la cold-wave pas encore née, "Heroes", déjà chroniqué.


Par cet album, David Bowie invente clairement la new-wave, et tout ce renouvellement synthétique qui caractérisera le post-punk. Sans Low, pas de Depeche Mode, pas de Siouxsie, pas de Cure... et la liste est longue! Vous avez dit culte ?


Low, un "profil bas" trop modeste. Majeur.




Petite anecdote avant de vous quitter... Le premier EP de Nick Lowe, paru la même année que l'album étudié s'appelle Bowi... décidément, toute une affaire de E.. :)


La suite de l'histoire, ma chronique de "Heroes" !

L'épisode précédent, ma chronique de Station To Station

Et, en bonus, ma chronique du premier album de Brian Eno, Here Come The Warm Jets ;)


Low, full album


"Speed Of Life"


"Breaking Glass"


"What In The World"


"Sound And Vision"


"Always Crashing In The Same Car"


"Be My Wife"


"A New Career In A New Town"


"Warszawa"


"Art Decade"


"Weeping Wall"


"Subterraneans"



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le 24 avr. 2023

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