Milk & Honey
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le 17 oct. 2013
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Comme toute œuvre marquée par la mort, L'Rain s'est accouché dans la douleur. Ici, le timing est particulièrement mortifère. Lorsque le projet a commencé à prendre forme il y a quelques années dans la caboche de Taja Cheek, il parlait du processus de deuil. Seulement, au cours du processus Lorraine, la mère de Taja, est subitement tombée malade et n'a pas tardé à décéder. L'artiste dit l'avoir vécu comme une terrible prémonition, comme si son travail avait causé la mort de sa mère. On imagine aisément comme cette perte a dû affecter la musique de cet album. Si par un travers de catégorisation on voulait situer L'Rain par rapport aux disques traitant de la mot qui ont beaucoup fait parler d'eux ces dernières années, on n'ira pas tant voir du côté des Carrie & Lowell (Sufjan Stevens), Blackstar (David Bowie) ou A Crow Looked at Me (Mount Eerie), qui ont été construits à partir du décès d'un proche (ou de l'imminence consciente de sa propre mort pour Bowie), mais plutôt chez le Skeleton Tree de Nick Cave, qui a ceci de particulier que les morceaux ont été écrits avant que son fils ne dégringole d'une falaise. Je ne vous dis pas ça pour e plaisir de faire un inventaire morbide de mauvais goût, mais parce que, comme pour le cas du Cave, dont le ton, l'instrumentation et la production reflètent clairement ce deuil même si les paroles n'y font pas explicitement référence, L'Rain est indubitablement traversé d'un trouble qui fait dévirer le projet de sa destination de départ.
Mais la peine de Taja est subtile, noyée qu'elle est dans cet album-rêve. Multi-instrumentiste et bricoleuse de talent en matière de manipulation de tapes, elle injecte une palette remarquablement diverse de couleurs stylistiques dans ce petit disque de moins d'une demi-heure. La néo-soul règne en maîtresse, dans toute sa volupté onirique, mais elle est jointe par des progressions harmoniques et des instrumentations venues du jazz et nimbée dans un psychédélisme de bon aloi qui, aux côtés des instantanés nostalgiques (extraits de conversations, de messages de répondeur...), achève de brouiller les pistes. L'Rain est un disque riche, organique (j'ai beau ne pas rechigner devant un bon beat, la présence d'une vraie batterie me met en joie), labyrinthique dans sa manière qu'il a de jouer avec les déjà-vus (certaines pistes reprennent des motifs bidouillés de morceaux précédents) et de nous immerger dans une pâte sonore formidablement dense. On pourrait croire l'album confus, mais ce serait ne pas remarquer comme derrière l'apparent bordel miss Cheek sait pertinemment où elle va et dose avec parcimonie, dans son studio, les différentes couches de ses compositions. Il n'y a qu'à voir, dans le morceau introductif "Heavy (But not in Wait)", qui s'ouvre dans une épaisse brume saisissante et fait monter avec force guitares, percussions, cuivres, claviers et de multiples voix overdubées, une sauce qui sature nos sens démunis (et, il faut bien le dire, extatiques) ; comme Taja est capable de nous laisser subitement avec une guitare cristalline en solo qui déroule des arpèges en apesanteur... avant de repartir vers le nouveau build-up final.
Là où Taja achève de faire de L'Rain une des œuvres les plus intelligentes de la musique psychédélique actuelle, c'est par la manière "insidieuse" dont elle subvertit certains de ses sons, par petites touches, pour nous retourner le crâne sans qu'on en ait immédiatement conscience. Ça passe souvent par des sons épars que la bricoleuse se plait à inverser, que ce soient des parties de guitares, des beats, des voix... Quand on tend l'oreille, on se rend compte que le glorieux mille-feuilles sur lequel on voyage est fait de matériaux composites, de sons à l'endroit et à l'envers qui cohabitent. De même, pour revenir sur le deuil qui a frappé l'œuvre, Taja ne nous balance pas sa peine de manière ostentatoire. Le naïf à qui l'on aurait pas soufflé le contexte de l'album pourra même prendre L'Rain pour un trip doux, sensuel, joyeux... et il n'aurait pas tort. Simplement, on apprend à saisir le spleen de la jeune femme au détour d'une intonation ici ou là, et surtout le long des petites vignettes du quotidien avec ses parents que Taja insère dans ses morceaux, comme des skits tout droit sortis d'un songe... Jusqu'à ce message sur répondeur d'une femme d'âge mur qu'on devine être Lorraine, sa mère (L'Rain, Lorraine...), qui lui chante un "Happy birthday to you" affectueux. Dépouillé de toute musique, ce bref message frappe très fort.
L'histoire ne nous dit pas si c'est la mort de sa mère au cours du projet qui entraina la mise en place d'un tel travail obsessionnel sur le son et les compositions, mais on comprend quoi qu'il en soit que L'Rain ait pris des années et des années à être achevé. Chaque détail semble travaillé et intensément prémédité, tourné et retourné dans tous les sens... Il faudra bien quelques écoutes pour en entrevoir la richesse. Mais il n'en faudra pas beaucoup pour l'apprécier ; malgré toute sa sophistication, il exhale une fraîcheur et une pureté immédiatement contagieuse. Et pour cause, sa musique vient de l'âme.
Chronique provenant de XSilence
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Créée
le 20 janv. 2018
Critique lue 199 fois
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