Alors qu’il a fini d’enregistrer son (médiocre) album "Human Touch", Bruce Springsteen se retrouve avec un titre auquel il tient beaucoup mais qu’il ne peut pas rajouter à un opus déjà bien rempli. Tenté un moment par un nouveau double album après le mythique "The River" (1980), sa maison de disques étant réticente, le Boss décide finalement de s’orienter vers un concept déjà utilisé par les Guns’n’Roses l’année précédente avec "Use Your Illusion" (1991), à savoir deux albums séparés sortant à la même date. Le 31 mars 1992, "Human Touch" est donc accompagné par son petit frère intitulé "Lucky Town". La légende du New-Jersey, vivant désormais sous le soleil de Californie, ayant continué à écrire durant sa réflexion, ce sont dix titres qui composent ce disque. Après quatre années de silence discographique, ces opus sont attendus avec impatience, même si certains leur reprochent déjà d’avoir été réalisés sans le mythique E-Street Band. Et c’est vrai que l’absence de son groupe mythique se fait beaucoup sentir sur ces albums. Seul Roy Bittan, voisin de Bruce à Los Angeles, est de l’aventure. Bruce ne retrouvera le E Street Band (très temporairement) qu’en 95.
Dans l’ombre de "Human Touch", "Lucky Town" se révèle finalement plus réussi. Bruce a sans doute compris qu’il s’était trop éparpillé sur « Human Touch », travaillant des morceaux avec Roy Bittan depuis parfois 3 ans et usant d’une production trop léchée, trop synthétique. Il ressert son propos autour de 10 morceaux seulement, 39 mn de musique là où « Human Touch » durait presque 1 heure…Quant à la (longue) équipe de musiciens californiens de luxe qui avait participé aux séances de son « jumeau », Bruce ne garde qu’un petit groupe autour de lui et Bittan : Ian Mclagan, Randy Jackson à la basse et des chœurs assurés par Lisa Lowell, sa femme Patti et son amie Soozie Tyrell (qui finira quelques années plus tard par intégrer le E Street Band). Au final, les morceaux sont plus condensés, plus solides que sur « Human Touch » bien que ce dernier ait possédé des bons moments (« Roll of the Dice », « Real World »…). Les fans du Boss peuvent donc mieux s’y retrouver. Il y a ici de quoi largement satisfaire les amateurs de Bruce Springsteen, en particulier en matière de bons gros rock FM ou stadium. « Better Days » ouvre les réjouissances avec son refrain imparable et son énergie positive. Après la période compliquée que l'artiste a traversé dans sa vie privée, ce titre résonne tel un hymne en puissance encourageant à se relever et à repartir avec enthousiasme. « Leap Of Faith », hymne à la foi en l’Amour et la Famille rempli d’allusions bibliques, deviendra un des temps forts de la tournée 92-93, voyant Bruce se jeter dans la foule comme il aime le faire aujourd’hui encore ! Autre moment puissant, « Souls Of The Departed », inspiré par la guerre du Golfe et qui aurait pu avoir sa place sur "Born In The U.S.A.", montre également les muscles. Et puis il y a 'Living Proof', le titre qui est à l'origine de cet opus. Narrant la naissance du premier enfant de Springsteen, il emporte tout sur son passage avec une énergie optimiste et contagieuse.
Sans réel temps mort (heureusement en 39 mn !!!), le reste de l'album alterne les folk-rocks accrocheurs comme « Lucky Town » et « Local Hero » et les ballades captivantes. Il a eu l’idée de « Local Hero » en passant devant la vitrine d’un magasin du New Jersey avec sa femme : une photo de lui y était posée ! Il a demandé à Patti d’aller acheter cette photo et cette dernière, demandant au commerçant de qui il s’agissait, s’est vue répondre : « Un héros local ». Les morceaux les plus calmes sont tout en simplicité et dotée de paroles émouvantes, « If I Should Fall Behind » (très belle) deviendra un classique du Boss. « Book Of Dreams » est délicate et touchante avec un refrain envoûtant, alors que « My Beautiful Reward » clôture l'ensemble sur un mid-tempo apaisant en forme de rédemption. Au milieu de toutes ces pépites, « The Big Muddy » surprend avec son ambiance countrysante et désertique dont les brumes de chaleur sont déchirées par quelques coups de slide. Fascinant et au refrain obsédant, mais pas au niveau tout de même de "Nebraska", il faut rester raisonnable. Quelques bons (voire très bons) morceaux, mais aucun n’ayant une ampleur lui permettant d’entrer dans la « mythologie springsteenienne ». De 2 albums moyens, Bruce aurait sans aucun doute pu faire un album simple plus que décent, franchement bon, une occasion ratée (mais pas grave).
Même s'il fut dans un premier temps emporté par la déception relative provoquée par "Human Touch", "Lucky Town" a souvent été réhabilité depuis et se place un bon cran au-dessus. Bien qu’imparfait (tous les travers de « Human Touch » n’ont pas disparu) il reste un véritable concentré de pièces lumineuses et positives, il révèle un homme à nouveau bien dans sa peau après l'ambiance sombre et introspective de "Tunnel Of Love". La tournée qui a suivi en 1992 et 93 a été par contre assez compliquée bien que connaissant un beau succès, l’absence du E Street Band est pesante, en particulier de Clarence qui était bien plus qu’un simple musicien pour Bruce, un quasi frère. Bruce avait promu ses 2 albums lors d’un concert pour MTV qu’il transforme en « Plugged » donc électrique dès le 2e morceau, refusant de jouer le jeu de l’émission (quel dommage !). Les musiciens de tournée qu’il a engagés ont fait ce qu’ils pouvaient (mention spéciale à Bobby King qui apportait là une vraie touche soul dans les choeurs) mais les concerts ont été au mieux franchement bons (Sheffield ou la Brendan Byrne Arena dans le New Jersey en 93), certains médiocres (Zurich…) ou plus triste, raté en particulier le dernier de cette tournée au Madison Square Garden durant lequel il invite Terence Trent d’Arby qui se fait huer par une partie du public, ce qui va pousser Bruce à interpeler très sèchement les spectateurs, à ma connaissance un cas unique dans sa carrière, surtout à New York chez lui. Une tournée en demi-teinte qui lui a sans doute fait comprendre que le E Street Band était bien un élément central de sa puissance scénique. Mais il allait falloir attendre 1999 pour que le Reunion Tour fête ces retrouvailles.