Everything louder than everyone else
Made in Japan est l'apogée du hard rock dans sa forme la plus pure et la plus noble. L'album live concentre, en deux CDs (partie classique + rappels), toute la puissance et la virtuosité du Mark II de Deep Purple, autrement dit sa formation la plus connue : Ian Gillan, Ritchie Blackmore, Roger Glover, Jon Lord et Ian Paice.
En 1972, trois groupes se partagent la scène du "hard rock", ce nouveau genre qui commence à peine à être nommé mais qui est déjà idolâtré par les plus jeunes et une partie de la critique. Ce trio est bien entendu composé tout d'abord de Black Sabbath et Led Zeppelin, deux groupes dont la renommée n'est plus à refaire. Mais c'est bel et bien le moins connu des trois qui débarque cette année-là au Japon pour y jouer trois concerts d'anthologie, à Osaka par deux fois et, naturellement, à Tokyo. Deep Purple, le groupe souvent caricaturé de manière absurde en "groupe à un seul tube" (Smoke on the Water, est-il nécessaire de le préciser). Made in Japan se présente comme l'album live à offrir à tous ceux qui oseraient encore dire cela.
Car, et c'est peut-être la chose la plus dingue avec cet album, Smoke on the Water en est sans doute la chanson la plus banale. Cette compilation des trois concerts donnés au Japon démarre sur une version inégalée d'Highway Star, la célèbre chanson de "speed rock" ouvrant l'album Machine Head. La voix de Ian Gillan y est extraordinaire (on ose parfois citer Axl Rose comme référence des variations d'octaves, la vérité se situe sans doute ailleurs). Jon Lord, ce monstre des claviers (paix à son âme) claque un premier solo dantesque et est bientôt suivi par Ritchie Blackmore qui nous offre une démonstration technique et poétique bien supérieure à ce qu'il sera capable de produire dans les années 90.
S'ensuit Child in Time, qui fait la part belle aux claviers de Lord, parfaitement épaulé par un Ian Paice qui sait se montrer subtil et apporter une touche d'ambiance presque zen. Le solo de Blackmore est impeccable, les hurlements puissants de Gillan parfaitement contrebalancés par les couplets beaucoup plus calmes. Là aussi, Made in Japan nous offre la meilleure version de Child in Time, une alternance constante de rythmes, un maillage implacable de partitions de piano et de jeux de batterie. Blackmore et Glover complètement joliment le tableau. Sublime.
Puis vient enfin Smoke on the Water, le "riff le plus connu du rock". Comme pour défier cette habitude de résumer la discographie du groupe à ce tube, Blackmore en casse l'introduction dans une petite improvisation qui rend cette version immédiatement reconnaissable. Le groupe reste assez classique dans son interprétation, à l'exception de Jon Lord, qui expérimente plusieurs accompagnements géniaux en fond sonore et de la fin du solo de Ritchie Blackmore, superbe. Ian Gillan offre ici aussi d'excellentes variations de voix. Une version de grande qualité, même si je lui préfère celle de Total Abandon, avec Steve Morse à la guitare.
The Mule débarque alors. Si la basse de Glover fait des merveilles au début, c'est bien Ian Paice qui accomplit ici la plus grande partie du travail, puisque les neuf minutes lui sont presque intégralement offertes, pour un solo de batterie sensationnel. Moins long que Moby Dick, mais tout aussi fort.
Ian Gillan relance les hostilités avec Strange Kind of Woman, dans laquelle il place un cri rageux dès les premières secondes. C'est sans aucun doute la meilleure chanson de l'album. Gillan nous offre ici sa meilleure performance live enregistrée, Deep Purple, carrière solo et autres groupes réunis. Le chanteur tient tête à la guitare de Blackmore dans un duel effréné par des cris suraigus. Le guitariste se montre ici aussi immense de maîtrise. Ses solos sont encore une fois de grande classe.
Lazy, qui voit le retour en force des claviers de Jon Lord, offre un break bienvenu après un tel affrontement. Break de courte durée néanmoins, puisque la batterie de Paice et surtout la guitare de Blackmore reviennent immédiatement à l'assaut pour nous faire profiter de ce qui est peut-être le plus beau riff du "Pourpre Profond". Les partitions de guitare et de clavier se superposent alors, et Lord enchaîne par un magnifique solo, répétant ainsi les duels à distance entourant le troisième couplet d'Highway Star. Ian Gillan revient alors avec une voix relativement grave, pour enchaîner par quelques secondes d'harmonica (la classe ultime) et reprendre en alternant chant grave et cris suraigus. Impressionnant. La chanson s'achève alors sur un duel guitare/claviers/harmonica.
Puis vient enfin Space Truckin', qui clôt le premier CD. La chanson est grandement rallongée (vingt minutes !) et rappelle l'existence du public, que l'on aurait presque oublié. Space Truckin' version Made in Japan est principalement composé d'improvisations de très grande qualité offrant une expérience sonore totalement à part, impossible à résumer. Une fin dantesque pour un album qui ne l'est pas moins.
Le second CD offre trois chansons composant les rappels d'Osaka et Tokyo. Black Night et Speed King sont deux valeurs sûres, la seconde donnant encore une fois la possibilité à Gillan de tester ses cordes vocales. Encore une fois les meilleures versions live de ces deux tubes. Le CD offre également une reprise de Lucille de Little Richard, une chanson qui aura grandement inspiré le groupe, puisqu'elle est notamment citée dans les paroles de Speed King (qui contient également une référence à Good Golly, Miss Molly, toujours de Little Richard).
Au bout du compte, que retenir de Made in Japan ? L'album live de Deep Purple, remasterisé pour la seconde fois en 2014 (donc à ne surtout pas manquer !) concentre tout ce qui fait la richesse de ce groupe : la virtuosité technique, l'audace, les structures implacables et une liste de chansons d'anthologie.
Je disais en préambule que Made in Japan représente le hard rock dans sa forme la plus noble. L'écoute de cet album fait, je pense, prendre tout son sens à l'intérêt des albums live lorsqu'ils permettent de capturer tout ce qui ne peut l'être en studio, autrement dit principalement l'improvisation. Les duels d'instruments, les solos allongés, les pitreries de Gillan et ses phrases cultes sont autant de richesses dont Deep Purple a le secret et qui ont malheureusement tendance à se faire de plus en plus rares, remplacées par un formatage fatigant (Hail to the King d'Avenged Sevenfold peut en témoigner).