Si Les Particules Élémentaires ne s'aventuraient que prudemment sur le terrain de l'immortalité, laissant ce thème à la conclusion du roman, il n'en va pas de même pour La Possibilité d'une Île. Cette fois-ci, Houellebecq place ce sujet, celui qui constitue le rêve de l'espèce humaine depuis des milliers d'années, au centre de son récit.
Et le résultat est pour le moins singulier. L'auteur français fait ici le choix de raconter la vie de Daniel, un humoriste (français lui aussi) des années 2000-2010 (ce n'est pas très clair) à l'humour provocateur mais à la lucidité remarquable -un Houellebecq montant sur les planches, en somme. Son profil sentimental se révèle assez proche de celui de Bruno des Particules. Il est autrement dit le parfait produit de la société occidentale contemporaine aux yeux de l'auteur ; par conséquent Daniel est un obsédé sexuel. Mais, contrairement au "déchet" de son second roman, l'humoriste est ici capable d'aimer, d'aimer tout d'abord une journaliste pour son intelligence et sa grandeur intérieure.
S’il est ainsi un observateur éclairé des mœurs de ses concitoyens, Daniel n’en demeure pas moins, en son for intérieur, quelqu’un d’optimiste, puisque capable d’aimer sincèrement et pour des raisons nobles. Plutôt rare chez les héros « houellebecquiens ». Mais, petit à petit, émoussé par les années qui passent, tailladé çà et là par l’agressivité de la société contemporaine, l’humoriste se laisse bien vite guider par ses pulsions sexuelles, tombant amoureux d'un corps plus jeune que le sien, pour finalement se renfermer peu à peu sur lui-même et achever son existence comme l’a fait Michel, toujours dans les Particules : seul, dans un désert affectif total et consternant, mais toujours empreint d’une lucidité profonde, d’une capacité à analyser et constater la médiocrité absolue de sa propre situation.
En somme, un héros assez classique dans l’œuvre de l’auteur et une critique de la société occidentale qui n’apporte pas grand-chose de neuf par rapport à ce qu’il a été en mesure de nous offrir en plus drôle, plus mordant et plus concis dans Les Particules Élémentaires. Néanmoins, même si plus long à lire, même si moins drôle, même si plus sage, même si moins passionnant vers la fin du premier tiers, La Possibilité d’une Île représente finalement une expérience plus complète et bouleversante, une sorte de complément parfait aux Particules, une poursuite de la thèse tentant de répondre à la question posée à la fin de celui-ci : « Et avec la science, que fait-on pour arranger cela ? ».
Le choix de narration adopté ici est sans conteste le principal point fort de La Possibilité d’une Île, qui se construit autour du récit de Daniel (surnommé « Daniel1 »). Il se divise alors en deux parties, chacune commentée par un de ses descendants dans l’immortalité : Daniel24 et Daniel25. Car l’humanité, grâce aux progrès scientifiques, a ainsi vaincu la mort d’une manière particulière : lorsqu’une personne meurt, elle est immédiatement clonée à l’âge adulte à partir de son ADN, se nourrit par photosynthèse et vit seule en jouissant des biens de sa première version (la seule réellement humaine, donc). Elle acquiert l’intégralité des connaissances de ses prédécesseurs en lisant et assimilant leur « récit de vie », en d’autres termes leur autobiographie. Daniel24 et 25 s’attellent donc, à l’issue de chaque chapitre du récit de Daniel1, à commenter les choix parfois étranges de leur ancêtre humain : qu’est-ce réellement que l’amour, la peine, la jalousie, l’humour ? Qu’est-ce qui peut effrayer l’homme face à un cadavre, ou le motiver à croire en quelque chose d’aussi ridicule qu’une secte vouant un culte aux extraterrestres ?
Car le monde étrange des sectes est décortiqué minutieusement par l’auteur français, qui fait se croiser l’univers de son héros humoriste avec celui de la secte des Élohimites, inspirée du mouvement raëlien (bien réel). Il en fait un monde ridicule, aux mœurs idiotes, aux croyances improbables construites sur une poignée de délires imaginés lors d’une soirée dopée aux champignons hallucinogènes. Mais, comme on peut s’en douter, il ne représente pas, pour le romancier, un monde plus stupide que la société qui l’entoure et le montre du doigt en se bidonnant.
Le monde du spectacle, et du showbiz en général, n’est pas épargné non plus. Il témoigne de l’accession de Houellebecq à la célébrité : journalistes à ses pieds, agents dont il ignore volontairement les appels, fans du sexe opposé prêtes à tout pour rencontrer (et plus si affinité) leur idole, etc. L’auteur présente ici un tableau sincère, terrible, de cet univers fortement codifié et prévisible, qu’il manipule, et on le constate aujourd’hui avec la promotion de Soumission, avec une facilité déconcertante. Tout est écrit, ici, dès 2005 : jeter quelques phrases choc en pâture aux médias, les laisser se partager ce bout de viande, proposer tout de même une œuvre d’une qualité décente – mais nul besoin d’en faire son plus grand chef-d’œuvre – et attendre que l’argent coule à flots. En somme, le procédé qui a fait de son dernier roman un succès à l’échelle européenne. Une sorte de troll à retardement absolument jubilatoire.
Dans tout cela, l’immortalité s’impose peu à peu comme le thème de fond. Le récit se fait de plus en plus grave et solennel. Ce que l’on prenait tout d’abord pour un trait d’humour (la numérotation des chapitres rappelant celles des versets de la Bible ou des sourates du Coran, par exemple) devient finalement un signe du sérieux absolu que l’auteur compte donner à la conclusion de son récit – une sorte de voyage désabusé, sans espoir, à travers un univers moribond, désertique, ruiné et inhospitalier. Une conclusion sans nom de chapitre, sonnant comme l’heure de la réponse : que retire-t-on, finalement, de ces récits et commentaires, quel espoir entretient l’humanité si elle continue sur cette voie et décide d’accéder à l’immortalité ? Rien, le néant absolu. La mort éternelle. Et pourtant, n’existe-t-il pas, dans notre terrible existence, au milieu du temps, la possibilité d’une île ?
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