Magical Mystery Tour reste souvent dans l'ombre de son prédécesseur Sgt. Pepper, sorti un peu plus tôt dans l’année 1967 et souvent considéré comme l’une des œuvre phrases du psychédélisme et de la musique dite « populaire » en général. Cependant, Sgt. Pepper est surestimé. D’une part par rapport à Revolver qui, avant lui, incarnait l’esprit psychédélique d’une autre façon, moins grandiloquente et plus universelle en un sens. D’autre part par rapport à Magical Mystery Tour, qui n’est pas moins bon, et dont la moindre reconnaissance peut s’expliquer en partie par l’antériorité de Sgt. Pepper et en partie le fait que Magical Mystery Tour est un peu bâtard du point de vue de sa genèse.
En effet, ce neuvième album des Beatles est divisé en deux faces bien distinctes. La face A comprend 6 chansons composées pour le film éponyme Magical Mystery Tour et regroupées initialement en EP. La face B est quant à elle une collection de singles (faces A et B) publiés par le groupe en 1967 et qui n’étaient pas parus sur Sgt. Pepper. Ce n’est qu’en 1976 que Magical Mystery Tour passe du statut d’EP à celui d’album dans la discographie officielle du groupe, suivant les traces de l’édition américaine : outre-Atlantique, on n’a pas attendu dix ans pour coller les deux blocs. Bien vu : du point de vue du style comme de celui de la qualité, rien ne justifiait de traiter à part les morceaux des deux faces. Si l’on n’est pas au courant de cette histoire, on ne voit que du feu au subterfuge.
Dans la lignée de son prédécesseur, Magical Mystery Tour présente des couleurs flamboyantes et une touche orchestrale sur fond de musique pop. Le titre éponyme « Magical Mystery Tour » fonctionne comme une invitation, à l’instar de « Sgt. Pepper's Lonely Hearts Club Band » sur l’album précédent : celle de nous embarquer en fanfare dans un trip psychédélique. Cette chanson a beau surpasser son homologue de Sgt. Pepper grâce à un second degré mieux maîtrisé, elle reste une sorte d’avant-goût des petits chefs d’œuvre qui nous attendent. D’ailleurs, elle peut aussi être vue comme une mise en abyme du son qui nous imprègne : ce tour magique n’est-il pas celui du vinyle sur la platine ?
Pas étonnant que Penny Lane et Strawberry Fields soient devenus des lieux de pèlerinage liverpuldiens pour les fans des Beatles venus du monde entier : les deux morceaux qui y font référence comptent parmi les plus aboutis de leurs compositeurs respectifs. Ils évoquent la nostalgie de l’enfance et des lieux fréquentés, dans deux styles très différents emblématiques de leurs auteurs. « Penny Lane », parenthèse baroque au cœur de la face B, dresse ainsi un tableau vivant d’un quartier de Liverpool du temps de l’enfance de Paul : le coiffeur avec ses photos de coupes de cheveux, le banquier à moto, le pompier et son sablier, l’infirmière qui vend des coquelicots… On s’y croirait ! « Strawberry Fields Forever » est quant à elle l’incarnation parfaite du psychédélisme lennonien. Les paroles surréalistes, l’usage précurseur du mellotron, la dimension orchestrale, les bruitages, l’inclusion d’un instrument indien, le passage de bandes à l’envers… autant d’ingrédients maîtrisés au sein d’un morceau planant qui, si déroutant qu’il soit, présente une cohérence irréprochable.
Ce ne sont pas là les seules prouesses de John et de Paul sur Magical Mystery Tour. Portée par une flûte aux parfums de sève, « The Fool on the Hill » est une balade mélancolique dans laquelle Paul magnifie un thème plutôt lennonien dans l’âme (ce qui peut expliquer le respect qu’avait John pour cette chanson) : le sentiment d’être incompris ou rejeté des autres. L’album contient également une consécration de John dans un registre plus radical : « I Am the Walrus ». Basée sur un enchaînement atypique d’accords majeurs, cette chanson traversée d’une étrange clarté contient les paroles les plus délicieusement foutraques de tout son répertoire (« Elementary penguin singing Hare Krishna / Man, you should have seen them kicking Edgar Allen Poe »…). Ce non-sens est une volonté : John était lassé qu’on essaie à tout prix de décortiquer ses paroles, d’où l’idée de chanter des paroles qui ne veulent rien dire. Evidemment, cela n’a que davantage encouragé les gens à chercher un sens caché…
Le morceau le plus populaire de l’album à sa sortie (et peut-être aujourd’hui encore) est cependant « All You Need Is Love », également composé par John. Les hippies du « Summer of Love » de 1967 en ont fait leur hymne. A cette époque, les Beatles se mettent à diffuser des messages d’amour à portée universelle, marquant un pas en avant par rapport aux « chansons d’amour » toutes contingentes des cinq premiers albums (ils font néanmoins la synthèse en adressant un clin d’œil à « She Loves You » à la fin de « All You Need Is Love »). En substance, le message est proche de l’idée d’André Comte-Sponville selon laquelle l’amour véritable se confond avec la sagesse : « Nous n’avons besoin de morale que faute d’amour », affirme le philosophe. Ce n’est pas un hasard si c’est cette chanson que les Beatles choisissent d’interpréter devant des centaines de millions de téléspectateurs lors de l’émission planétaire Our World. Elle prend alors un sens politique pour les activistes et les rêveurs pacifiques en cette période de guerre froide marquée par le Viêt-Nam. Ce n’est pas un hasard non plus si « All You Need Is Love » démarre avec une reprise de la Marseillaise, hymne aux paroles barbares : ce démarrage surprenant n’existe que pour l’antithèse. Côté fanfare, nous sommes servis de nouveau au refrain : la boucle avec « Magical Mystery Tour » est bouclée.
A côté de ça, certains morceaux paraissent moins aboutis. « Baby You’re a Rich Man », co-écrite par John et Paul, laisse l’auditeur sur sa faim : les ritournelles de clavioline entendues entre deux lignes de chant font gadget, comme pour essayer de compenser sans grand succès la pauvreté d’une composition bâclée. Paul, en particulier, n’est pas toujours au top. A l’instar de « When I’m Sixty Four » sur Sgt. Pepper, « You’re Mother Should Know » est un morceau pop auquel les croches de piano confèrent un air de music-hall. C’est bien construit et d’écoute agréable, notamment grâce aux chœurs de John et à la précision des transitions, mais tout de même quelque peu régressif. « Hello Goodbye » est quant à lui un titre psyché aux sonorités intéressantes mais surestimé. L’extrême simplicité de ses paroles, si décalées qu’elles veuillent se donner, reste agaçante, de même qu’un côté « enfantin » et donc inévitablement infantilisant pour l’auditeur qui sera poussé à son paroxysme plus tard avec l’imbuvable « All Together Now » présente sur Yellow Submarine. Le successeur de Sgt. Pepper confirme globalement que le psychédélisme reste le domaine de John plutôt que de Paul…
Et George Harrison dans tout ça ? Il a le « droit » à un seul titre sur cet album (John et Paul demeurent les maîtres à bord) et, comme souvent, c’est brillant. Il a composé « Blue Jay Way » alors qu’il attendait son agent de presse Derek Taylor dans une maison d’Hollywood surplombant le Sunset Boulevard, une nuit de brouillard. George remarqua qu’un orgue Hammond traînait dans un coin, et pouf ! v’là-t’y pas une de ses meilleures chansons de composées. Il s’aventure ici dans des contrées lugubres que John et Paul n’ont guère explorées, donnant des sentiers d’Hollywood une image franchement glauque. Peut-être pas au point de Mulholland Drive chez David Lynch, mais pas loin. « Please don’t be long, please don’t you be very long », répète le chanteur d’une voix désincarnée. Jamais là où on l’attend, ce sacré George… Il nous épatera encore davantage avec « While My Guitar Gently Weeps » sur l’album blanc, puis « Something » et « Here Comes the Sun » sur Abbey Road.
Petite curiosité : « Flying » a le mérite d’être le morceau de la discographie officielle des Beatles dont la répartition est la plus égalitaire en termes de crédits de composition (30 % Lennon, 30 % McCartney, 20 % Harrison, 20 % Starr). Ce court morceau instrumental, le plus typé « bande originale » sur cet album, offre une pause relaxante avant « Blue Jay Way ». Sa zénitude expérimentale et son rendu brouillon préfigurent un peu le genre de curiosités que l’on peut entendre sur des albums psyché plus contemporains comme Oddments de King Gizzard & the Lizard Wizard. Cela donne l’image de quatre amis qui ne se prennent pas la tête, voguant tranquillement au-dessus des nuages sous acide.
Entre la mort de leur manager Brian Epstein et la mauvaise réception du film Magical Mystery Tour, les Beatles sont dans une mauvaise passe lors de la deuxième moitié de l’année 1967, mais ils font montre d’un certain détachement. Ils s’envoleront non pas dans les nuages mais vers l’Inde pour y recevoir les enregistrements de méditation transcendantale du Maharishi Mahesh Yogi. Ils composeront au passage la quasi-totalité des morceaux qui finiront sur l’album suivant, The Beatles (dit « l’album blanc »), où le psychédélisme laissera la place à un certain éparpillement stylistique. Ils n’abandonneront pas totalement le psychédélisme par la suite mais celui-ci deviendra un élément récurrent parmi d’autres plutôt qu’une tendance de fond comme c’était le cas depuis Revolver : Magical Mystery Tour est donc le dernier album authentiquement psychédélique de leur histoire hors du commun.