Messina
7.5
Messina

Album de Damien Saez (2012)

On se remplira de ce bon vin avec mélancolie

C’est difficile pour un chroniqueur de se lancer dans la critique d’une œuvre qui n’en finit pas de l’impressionner, à tel point qu’il craint que tout ce qu’il pourra dire à son sujet ne peut être qu'indigent. Une œuvre profonde devant laquelle il a l’impression de toucher l’essence de quelque chose de puissant, indicible mais immuable. Une œuvre très longue à digérer, qui le transporte plus loin à chaque écoute et nécessite finalement d’être apprise par cœur pour être appréciée à sa juste valeur. Une œuvre belle et poignante qui sollicite les fonctions les plus timorées de l’âme et de l’esprit.


L’œuvre dont il est question est celle de Damien Saez, célèbre chanteur dijonnais qui a su prendre la relève des grands noms de la chanson française. Les adeptes des Brel, Brassens, Ferré et autres Reggiani doivent absolument prêter l’oreille aux échos infinis de la cathédrale musicale qu’est Messina. C’est à ces dieux maudits que Saez rend hommage dans « Les Magnifiques », l’un des meilleurs échantillons de ce triple album si l’on s’aventure à établir une hiérarchie parmi toutes les perles qu'il contient. Avec humilité, il se plaint d’être incapable de parvenir à leur niveau, mais il n’y a vraiment pas de quoi se mettre en rogne. Son regard de « voyant » sur le monde et sa poésie délicieuse font de Saez un être torturé qui monte la garde devant le temple de la vérité. Il est l’incarnation contemporaine d’Arthur Rimbaud, à qui il fait allusion dans le superbe « Châtillon-sur-Seine » dont l’accompagnement au piano et les souvenirs nostalgiques d’un passé idéalisé rappellent « Mistral Gagnant ». Il est le Messie de la poésie française et le fantôme qui remue les chaînes de nos âmes brisées quand tout devient noir.


Dans Messina, il y a peu de phrases chocs et provocatrices, immédiatement assimilables, comme c’était le cas sur l’album précédent. L’unité littéraire de base n’est pas la phrase mais le mot, et les mots font sens en eux-mêmes au moins autant que par leur agencement. Noms de villes et noms de filles sont le prétexte de très belles prestations comme « Messine » ou « Betty ». Par ailleurs, la diversité des champs lexicaux convoqués de manière parfois furtive mériterait une analyse littéraire approfondie. Outre les thèmes indispensables de l’amour et de la mort, de la vie et du désespoir, soulignons l’évocation récurrente de quais, d’océans et de bateaux qui confèrent à ce triple album une tonalité marine. Les textes apparaissent assez obscurs, mais ils n’en deviennent que plus beaux au fil des écoutes. Le caractère personnel et spontané des paroles, que certains trouvent repoussant, est une preuve d’authenticité dans l’inspiration et la réalisation. Personnage atypique et éloigné du paysage médiatique, Damien Saez ne s’inscrit pas dans une démarche commerciale et son succès ne tient qu’à la fidélité de son public qui connaît la qualité de ses compositions. Ce nouveau triple album ne contient pas de single destiné à être connu de ceux qui ne s’intéressent pas au chanteur, il est pur et intimiste. Il se rapproche ainsi beaucoup plus du triple album Varsovie-L’Alhambra-Paris sorti en 2008 que du J’Accuse sorti en 2010.


Le fait d’être un authentique poète français quand on n'a pas encore atteint un âge avancé est rarissime de nos jours. Tout aussi recherché est le talent d’authentique rockeur. Que dire de ceux qui parviennent à être les deux à la fois, si ce n’est qu’ils ne peuvent que s’appeler Damien Saez ? Une chanson entraînante d’un bout à l’autre comme « Légionnaire » est un petit délice de détermination et de rage mélodieuse, qui s’apprécie autant que la désillusion amère d’un « Faut S’Oublier » larmoyant et empreint d'une étonnante fraîcheur. En une trentaine de titres, il y a la place pour un certain nombre de rocks pur jus, et ceux-ci peuvent être d’obédience alternative comme « Fin des Mondes » ou plus proches d’une sophistication progressive comme « Sur le Quai ». Saez a assimilé beaucoup de styles musicaux, et grâce à cela, les trois disques de ce vaste album en ont chacun leur identité propre. Schématiquement, Les Echoués est un album de chansons françaises d’essence acoustique, à l’ambiance tourmentée et underground, où le suicide apparaît comme la meilleure solution. Sur les Quais est un album de rock péchu au cours duquel le poète parvient à trouver un remède à ses soucis, troquant le tricycle jaune contre une planche à roulettes sur laquelle il redécouvre le monde sous un meilleur jour. Enfin, Messine est un album de musique classique (deux thèmes instrumentaux y figurent, d’ailleurs) sur laquelle il retourne à une contemplation passive, exprimant son spleen au souvenir des bals des lycées. Contrairement à Varsovie-L’Alhambra-Paris où la troisième partie se distinguait nettement des deux autres, les trois disques se valent ici en intensité et en richesse.


Quand le ton devient rock, l’engagement se fait sentir. Ainsi, la dimension allégorique de « Marianne » devient de plus en plus évidente au fur et à mesure que l’ambiance se rapproche du dynamisme réjouissant de Matmatah. De même, « Ma Petite Couturière », sur laquelle Damien Saez atteint des sommets d’un point de vue vocal, commence doucement avant que la batterie ne scande le départ d’un rock endiablé où il est nettement question des effets de la crise économique sur les ouvriers industriels. Bien que ce ne soit pas l’aspect qui saute aux oreilles, cet album en nuances de gris est aussi la chronique d’une époque que Saez considère comme allant de pire en pire. Mais il ne veut pas être catalogué comme « chanteur engagé », considérant qu’il ne fait que retranscrire ses émotions. « Fils de France » était une chanson engagée, mais peut-on en dire autant de « Je Suis un Etranger » ? Cette chanson a beau délivrer un noble message d’humanité, elle n’est pas un coup de gueule politique mais l’expression des sentiments d’un être particulier sur la question du patriotisme. En outre, il n’est nullement question de proposer des solutions concrètes. L’auteur n’a de toute façon jamais prétendu se soucier de l’état du monde : dans « Les Meurtrières » (l’une de ses chansons les plus sombres), il avoue qu’il se fiche éperdument de l’avenir du monde tant que lui se sent mal, ce qu’il avait déjà exprimé dans « Putains Vous M’Aurez Plus ». Ainsi, il est davantage un chanteur enragé qu’un chanteur engagé.


En fait, Saez conçoit son engagement sous une autre bannière. Nous sommes en 2012 et un chanteur qui n’a rien de populaire ose confesser que son principal engagement concerne l’amour. Mièvrerie ridicule, fustigent d’incorrigibles lourdauds. Ils ne voient pas que l’appropriation facile des chansons d’amour par les chanteurs et groupes les plus compromis attaque leur légitimé de façon déplorable. Souvenons-nous de « Something », la magnifique prestation de George Harrison qui avait balayé en trois minutes la réputation des Beatles comme auteurs de chansons d’amour naïves. Damien Saez fait partie de ces compositeurs de chansons matures, qui ne sont pas simplement distrayantes mais vitales. Il chante l'amour beau et profond, mais surtout l'amour triste et les divagations complexes d’une âme esseulée. Pas de platitudes entendues et réentendues. « S’En Aller », sur l’album Paris, était l’une des plus belles chansons françaises parlant d’amour qui ait été écrite. Il récidive ici avec notamment deux hymnes graves comme un soupir de désillusion : « A Nos Amours » et « Aux Encres de Nos Amours ». Il n’appartient pas au chroniqueur d’expliquer les tenants et aboutissants de ce don pour les chansons d’amour, il faut l’écouter soi-même pour le croire. En tout cas, si les chansons de Saez sont romantiques, c’est parce qu’elles laissent transparaître les hauts et les bas d’une vie intérieure foisonnante, dont l’idéal daté se heurte au cynisme d’une société obnubilée par les plaisirs superficiels. Quand les webcams de nos amours montrent leur face cachée déprimante, l’art et la littérature sont des échappatoires récurrents.


Enfin, même avec tous les talents du monde, le résultat ne serait pas à la clé sans un travail de composition intense. Les accords sont choisis avec minutie, les transitions sont dictées par le bon goût même quand elles sont brutales. Les mélodies sont travaillées dans les moindres détails, si bien que les plus improbables d’entre elles peuvent donner les chansons les plus émouvantes – « Le Gaz », pour ne citer qu’elle. Tous les morceaux ont leur propre tempérament. Les nombreux instruments qui contribuent à la richesse de la texture harmonique arrivent toujours à point nommé, et les mots coulent de manière naturelle – essayez d’écouter certaines chansons en oubliant que vous connaissez la langue française pour mieux apprécier les sonorités. Les morceaux de musique classique sont les meilleurs d’un point de vue strictement musical. Il en a sûrement fallu du temps pour mettre tout cela en place, dites-moi ? Effectivement : cela fait trois ans que Damien Saez passait tout son temps en studio, coupé du monde, à travailler le moindre détail de ses chansons (pas uniquement celles de Messina, mais aussi celles des albums environnants), sans pause et sans congé (même pas pour Noël). Le perfectionnisme a des vertus fantastiques chez les génies. C’est cela, Saez : un dévouement complet à son art, un engagement sans retour sur la noble tâche qu’il s'est fixée. La volonté d'être meilleur, et le souci d'être différent tout en rendant hommage verbalement à ses sources d’inspiration, qu’elles s’appellent Christopher McCandless, Gustave Flaubert ou Antonin Artaud.


Est-ce que Messina mérite la note optimale de 10/10 ? A chacun d’en juger. Mais il y a un moment où le chroniqueur dit qu'il faut se montrer discriminant, au sens positif du terme, et récompenser les meilleurs efforts par les signes appropriés. Parce que le jeune Damien est devenu Monsieur Saez et qu’il a définitivement fait ses preuves dans le monde de l’art. Parce que la musique qu’il a enfermée dans ces trois disques au cours de ces trois années de labeur est bien au-dessus de tout ce que la scène française propose actuellement. Parce qu'après la claque de J'Accuse, on osait à peine rêver d'une telle prouesse. Parce que dans cinquante ans, si notre monde existe toujours, on trouvera plusieurs de ces titres dans les meilleures anthologies de la chanson française et on se remplira de ce bon vin avec mélancolie.

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le 13 janv. 2016

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