Miss Flower
7.7
Miss Flower

Album de Emilíana Torrini (2024)

Quel beau voyage en compagnie de Geraldine !

Quand on parle de « chanteuse islandaise », tout le monde, obligatoirement, pense à Björk. C’est logique, vu l’impact planétaire de la petite fée des Sugarcubes, devenue icone de la singularité et de la créativité stylistique et musicale. Pouvons-nous avouer néanmoins, au risque de passer pour d’infâmes snobs, que nous préférons largement Emilíana Torrini à Björk ? Parce que dans un registre vocal et surtout conceptuel relativement comparable – sensibilité, onirisme, audace, etc. – Emilíana Torrini a su rester… simple, accessible. Alors que Björk s’est littéralement envolée dans l’espace et semble avoir perdu contact avec nous, pauvres humains ordinaires, Emilíana est restée à nos côtés. Même si, malheureusement, cela faisait 10 ans que nous n’avions plus de nouvelles d’elle…

… Jusqu’à ce Miss Flower, qui nous ferait plaisir même s’il était un disque « ordinaire » (le plaisir des retrouvailles avec quelqu’un que l’on aime…)… Mais qui nous ravit parce qu’il s’agit sans doute de l’un de ses plus beaux albums. Et parce qu’il est un « album concept », soit un genre qui fleure bon (?) les visions mégalomaniaques de démiurges à la Roger Waters ou Pete Townshend, et qui est ici une bouleversante démonstration d’intelligence et de sensibilité. En quelques mots, Emilíana est tombée par hasard sur un boîte renfermant des lettres, des photos, des souvenirs de la vie de Geraldine Flower, la mère de l’une de ses amies, Zoe. En parcourant ces documents, elle découvre une femme libre, forte, mystérieuse même, ayant mené une vie d’aventures hors du commun. De ce « choc » naît ce projet, ces chansons construites, imaginées sur les bases de la vie de « Miss Flower », mais qui intègrent aussi les questions qui passionnent Emilíana : l’identité, l’émancipation par rapport aux codes et aux dogmes de la société, la compréhension profonde de soi-même.

Formellement, Miss Flower se meut avec élégance entre les styles musicaux, de l’expérimentation (mesurée…), comme sur un Waterhole qui est le genre de morceau que l’on a renoncé à attendre de Björk, à la simple magie « pop », comme pour un Black Lion Lane qui serait un « hit planétaire » si la Beauté et la Lumière pouvaient être des critères de succès, et si nous aspirions tous fondamentalement aux plaisirs simples et essentiels de l’existence : « Clouds are in the way / Yeah I don’t mind / Daydreaming away in a slice of sun / I wanna be like this forever / Be like this forever » (Les nuages sont en travers du chemin / Oui, mais ça ne me dérange pas / Rêvasser dans une tranche de soleil / Je veux être comme ça pour toujours / Être comme ça pour toujours).

L’introduction de l’album, Black Water, est une parfaite invitation au périple que nous allons entreprendre aux cotés de cette version ré-imaginée de Geraldine Flower : un morceau ambitieux, complexe formellement, mais pourtant limpide, où le spoken word d’Emilíana énumère des rendez-vous en des lieux, réels ou littéralement magiques, parcourus par Miss Flower, et où les parties chantées dessinent les contours de sensations aussi complexes que banales, profondément humaines. On réalise combien l’orchestration électronique, loin de créer une sensation d’abstraction, nous plonge dans un univers de sensations vibrantes. Une grande partie des textes de l’album adoptent la forme épistolaire qui a été leur inspiration, laissant à l’imagination de l’auditeur le soin de combler les « blancs » dans l’histoire qui nous est racontée. Prenons l'exemple de Lady K et de son yacht : est-ce un lieu de villégiatures ensoleillées ou un vaisseau d’aventures mythiques ? (« We fought monstrous seabirds for precious chips and / Sailed along colossal creatures into giant waves » – Nous avons combattu des oiseaux de mer monstrueux pour de précieux doublons et / Navigué le long de créatures colossales dans des vagues géantes).

Chacun trouvera certainement ici son bonheur, suivant qu’il apprécie plutôt les morceaux contemplatifs, flottants (The Golden Thread, qui voit Emilíana braconner avec bonheur sur les terres de Lana del Rey), les chansons folk quasiment classiques (Dreamers, qui s’élève toutefois dans un élan lyrique éblouissant), ou l’exotisme sensuel (Miss Flower, fausse bossa nova mais vrai moment d’érotisme). A notre goût, c’est toutefois Let’s Keep Dancing qui constitue le sommet de plaisir sensuel de tout l’album : cette célébration chaloupée du bonheur profond de la danse est un pur ravissement.

Miss Flower se referme sur A Dream Through The Floorboards, un simple instrumental au piano, terriblement cinématographique, évoquant un générique de fin où défilent les images en noir et blanc de la vie de la vraie Geraldine Flower. Quel beau voyage nous avons fait en sa compagnie !

[Critique écrite en 2024]

https://www.benzinemag.net/2024/06/30/emiliana-torrini-miss-flower-quel-beau-voyage-en-compagnie-de-geraldine/

EricDebarnot
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le 30 juin 2024

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Eric BBYoda

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