" 1968. France société anonyme. L’incendie est déclaré et tout l’immeuble est entrain de s’effondrer. On ne sauvera rien. Des décombres du vieux monde les enfants de Marx et de Coca Cola surgissent pour arracher le bleu et le blanc au drapeau tricolore. Le fond de l’air est rouge et la musique n’adoucira plus les mœurs. Le chantier peut commencer.


Si les Stones, les Who, les Kinks ou le MC5 composent la bande son de la revolution à coups de singles Molotov, ce sont des noirs américains qui ont fait sauter les digues durant les sixties. Contre le jazz à papa et la tradition occidentale Ornette Coleman, Cecil Taylor, Eric Dolphy, Albert Ayler ou Archie Shepp libèrent alors la note, explosent les formats, se lancent dans des improvisations furieuses qui redessinent un territoire sans frontières, aussi spirituel que politique. Avec le free jazz, le saxo devient lui aussi une machine à détruire l’ordre établi.


L’Art Ensemble of Chicago qui atterrit à Paris en 1969 au Théâtre du Vieux Colombier allume une nouvelle mèche. Le quintette intègre au linup traditionnel une multiplicité de « petits instruments » dénichés un peu partout (de la sonnette de bicyclette aux wind chimes en passant par le steel drum, le djimbe ou le vibraphone : rien ne leur échappe) dont ils usent en fonction de leur inspiration. Sur scène le groupe détonne en arborant boubous et peintures de guerre afin de célébrer les pouvoirs d’une musique libre et hypnotique, en connexion directe avec ses racines africaines. La rencontre avec le label Saravah (fondé en 1965 par Pierre Barouh), alors aux avant postes d’une world music qui ne porte pas encore de nom, est évidente. L’album Comme à la radio de Brigitte Fontaine enregistré en 1970 à l’issue d’une série de concerts donnés au Théâtre du Vieux Colombier scelle l’union de cette héritière d’une chanson française, poétique et engagée (Magny, Ferré, Barbara) avec le jazz voodoo de l’Art Ensemble of Chicago et la tradition arabe perpétuée par son compagnon Areski Belkacem.


Un ovni vient de se poser sur les platines des ados français qui découvrent la culture underground via Actuel, Libération, Charlie Hebdo, Rock’n Folk et une free press en pleine ébullition. Une jeunesse qui est de tous les combats : aux cotés des paysans sur le plateau du Larzac, des ouvriers de l’usine Lip, contre le nucléaire à Creys-Malville, la guerre du Vietnam, la peine de mort, les discriminations subies par les femmes, les homosexuels et les immigrés. Faire de la musique quand on a 20 ans au début des années 70, c’est faire de la politique. On ne prend pas un micro pour devenir une rock star mais pour faire avancer ses idées. Tandis que le prix du baril s’enflamme et que Pompidou bétonne à tout va en développant les grands ensembles et en « adaptant la ville à l’automobile », on prend la route pour se réfugier à la campagne. Des communautés qui se forment aux quatre coins de l’hexagone naissent des groupes (ou plutôt des collectifs) à géométrie variable qui mélangent allégrement musique, happening théâtral et agit prop sous une bonne dose d’acide. Le grand n’importe quoi est souvent de mise (le prog rock est la tarte à la crème de l’époque), mais ceux qui empruntent le sentier dessiné par le spiritual jazz planent vers d’autres cieux. La véhémence (voir la grandiloquence) des propos est alors portée et transcendée par la finesse et l’inspiration du jeu. La France de Claude François n’a jamais entendu ça. À la fois spatiaux, pastoraux et tribaux, les morceaux réunis ici font la jonction parfaite entre un certain héritage psychédélique, le space jazz de Sun Ra et l’Afro Beat qui se met alors en place à Lagos avec Fela, ils sont autant des incantations (l’usage du spoken word est récurrent), des cris de guerre, des poèmes que des tracts.



  1. Giscard est à la barre. Le punk et la disco décapitent les derniers hippies. Si le sang bout toujours, il est déjà trop tard. La guerre est finie, elle a été perdue sans que personne ne s’en aperçoive, et l’on a beau se battre encore contre des moulins à vent, faire parfois parler la poudre et le plomb dans des luttes sans issues (du rêve au cauchemar il n’y a qu’un pas), on sait que la parenthèse enchantée vient de se refermer, que les lendemains qui chantent sont désormais derrière nous et qu’on ne laissera que quelques disques à nos enfants. Le spectre d’un single prophétique peut alors ressurgir des speakers. Brigitte Fontaine y interroge Areski : « Hey mais je pense à un truc, on ne va pas mourir dans une minute ? »


Linner Notes par JULIEN ACHARD du double LP "mobilisation générale" BB057 - 2013 - Born Bad Records / Digger's Digest

MaximeDelafonta
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le 12 févr. 2020

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