Milk & Honey
"Le plus connu des musiciens folk sixties dont personne n'aie jamais entendu parler." Ainsi s'exprime très justement un journaliste dans un article dédié à la mémoire de Jackson C. Frank, mort en...
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le 17 oct. 2013
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Avez-vous déjà connu la solitude ? Je ne parle pas de ne voir personne pendant un jour, deux jours, une semaine, d'être séparé de l'être aimé, d'avoir perdu toute sa famille dans un accident de voiture ou de rater une vanne dans un talk-show. Je veux parler d'une autre solitude, celle de l'âme. Celle qui au contraire se fait ressentir plus intensément au milieu de ses semblables, celle qui interdit toute communication avec autrui, qui condamne son porteur à une vie solitaire. Celle de l'autiste retranché dans son monde intérieur, ou du schizophrène dont le plan d'existence ne croisera peut-être jamais le nôtre. Dieu merci je ne sais rien de cette solitude, mais j'en connais un qui a passé sa vie à nous la cracher à la figure : Juntaro Yamanouchi, alias The Gerogerigegege – qui mérite au moins le prix du retour le plus imprévisible de l'année. Le plus punk des punks nous offre un visage nouveau... mais pour comprendre les enjeux de la métamorphose artistique qu'est Moenai Hai il va falloir s'imposer un petit récapitulatif (donnez-vous la peine, c'est folklorique promis), car on ne saurait saisir cette chose à moins d'y rattacher un contexte. Enfilez votre imperméable, c'est parti.
Juntaro n'a jamais su faire autrement que côtoyer les extrêmes. C'est à peine s'il a sorti deux ou trois punk-songs vaguement mélodiques en début de carrière, presque par erreur. Après cela, l'homme sera connu pour ses explosions bruitistes frénétiques (Yellow Trash Bazooka, Tokyo Anal Dynamite, Instruments Disorder) contenues dans des disques où chaque morceau dure à peine plus de 30 secondes (10 dans Yellow Trash), où après un "WAN TOU FLEE FOH" retentissant une rafale de disto s'abat en un éclair, bardé de hurlements de truie avant de passer au morceau suivant. On lui connaitra aussi ses inénarrables performances live au diapason de ses disques (et de leurs pochettes) où toutes sortes d'actes masturbatoires et scatophiles étaient mis en scène. Et quand Juntaro n'était pas occupé à jouer au Ramone fou, il s'enterrait dans des couches de drones immuables et interminables ou bien nous laissait entendre des enregistrements field-recording dépourvus de montage. S'il y a bien une chose que Juntaro est, c'est : brut. De décoffrage certes, de pomme peut-être (seuls les heureux élus dans le public qui se seront fait uriner dans la bouche – authentique – pourront en témoigner), brut car tout dans la musique et l'attitude respire le premier jet, la pulsion impérieuse, l'absence de recul. Mais malgré ses aspects repoussants – je n'apprécie que très modérément la perspective de me faire chier dans la bouche – Juntaro m'apparait comme l'un des personnages les plus touchants qui soient. Par cette vaine quête de communication qui semble l'animer. Parce que les rares moments où son plan d'existence croise le mien sont émouvants ; au détour d'un Instruments Disorder jubilatoire et cathartique, d'une résonance passagère déchirante d'un de ces drones en cage ou d'un 'field-recording' qui se met à prendre un sens nouveau... Juntaro ne semble pas capable d'être autre chose que jusqu-au-boutiste, et quand après un dernier EP en forme d'impasse dépressive en 2001 l'homme disparut purement et simplement de la circulation, on crut tout naturellement qu'il était mort, emporté par un excès de trop ou de ses propres mains fatiguées de participer à ce combat perdu d'avance.
Mais 2016 étant décidément l'année des comebacks improbables, Juntaro a décidé de ressusciter. Mais celui-là n'est plus le même qu'auparavant, l'homme Gerogerigegege a changé. Il s'est assagi – mais pas dans le sens où il s'est rangé, bien au contraire. Le Juntaro du passé tentait de s'exprimer en se lançant sur nous la tête en avant, tant et si bien qu'il provoquait à chaque fois un simple choc, si bien que le seul moyen pour l'auditeur d'adhérer à cette approche sauvage était de s'y confronter soi-même à bras le corps pour affronter Juntaro front contre front dans un bras de fer constant. Le nouveau Juntaro n'essaie plus de nous jeter son corps à la figure ; il a pleinement embrassé et accepté sa propre solitude, il sait qu'il ne trouvera jamais sa place en société, et désormais c'est cette solitude qu'il explore. Cette fois, il s'exprime dans une langue qu'il maîtrise, qu'il a composé à partir des fragments éparpillés de ses excès d'antan.
Moenai Hai, Cendres incombustibles en traduction approximative, est solitaire jusque dans sa tracklist ; ses 4 actes sont cloisonnés, irrémédiablement séparés les uns des autres. Les transitions sont brusques, les atmosphères ne communiquent pas entre elles, un passage dans le silence sera nécessaire pour passer d'une page à l'autre. La cohérence d'ensemble est pourtant bien là, mais on ne la sentira pas immédiatement dans la musique, il faudra s'attacher à la narration implicite qui motive l'agencement de ces 4 pistes. Une narration qui semble retracer la vie de Juntaro, et que je vais tenter d'interpréter ci-dessous selon ma propre compréhension limité d'un opus si opaque. Out of Saiga commence par un rire d'enfant. Un rire bref, coupé dans son élan et qui se répercute dans le vide, une naissance qui n'a déjà pour seule réponse que le silence. Une première phase 'field-recording' s'entame, un train passe. Mais Juntaro reste à quai, il a déjà raté le coche et passera sa vie en arrière, excentré, à regarder passer les trains du langage sans jamais parvenir à monter à bord, il doit rester à côté des clodos et des ivrognes qui déblatèrent en titubant (l'auditeur non japonais s'y sentira encore plus exclu, ne comprenant même pas la langue). Silence. Un nouvel enregistrement s'amorce et tout ce qu'on entend est le son d'un vide assourdissant, d'un arrière-plan qui nous inonde les tympans, alors qu'au loin des échos métalliques chantent mélodie inconsolable. Juntaro vit seul désormais, dans sa tête, ce vide étouffant semble être celui du vent, comme s'il s'était réfugié en hauteur, dans un coin isolé de la ville, et qu'il murmure tristement Tokyo en contrebas, cette foule qu'il n'entend plus et à laquelle il n'appartient pas.
Et puis vint The Gerogerigegege. Le morceau titre et seconde piste, celui qu'on ne voit pas venir après tant de silence, cette explosion de bruit au volume absurde... Gero est de retour pour nous raconter ses heures punk, ses années passées à hurler pour tenter de se faire entendre. Mais on se rendra vite compte que ces 15 minutes n'ont rien à voir avec le noise habituel de Juntaro : au sein d'une des distorsions les plus massives de l'histoire (qui rivalise même avec les tempêtes guerrières des Rallizes Dénudés de Mizutani) s'installe petit à petit une mélodie, accompagnée d'une batterie simple au fond du mix qui tient la baraque de loin alors que Juntaro s'attèle à rendre son espèce de shoegaze harshnoise furieux le plus émouvant possible. "Voici ce que j'ai toujours voulu communiquer pendant toutes ses années" semble ici dire Juntaro, qui n'avait jamais laissé paraître qu'il savait jouer de son instrument. Et c'est beau putain. Les oreilles siffleront mais le jeu en vaut la chandelle. Le voilà qui résume en un quart d'heure exalté et magnifique presque 20 ans de gesticulations désespérées en parvenant enfin à nous faire adopter sa propre perspective. Voilà sans doute la clé essentielle pour comprendre Moenai Hai, se dire qu'on est en train d'écouter Juntaro qui essaie de nous faire voir le monde par ses propres yeux.
À "The Gerogerigegege" répondent les 22 minutes de Tokyo~Sea of Losers/Donors for USA. 22 minutes parmi les plus désolées de l'histoire ; un drone d'une tristesse abyssale, d'où se détachent régulièrement des sons claustro joués par un piano englouti sous une réverbération sous-marine. 22 minutes immuables qui ne peuvent exprimer autre chose qu'un désespoir complet, celui qui a dû progressivement s'installer en Juntaro alors qu'il réalisait que ses disques et ses performances ne suffisaient pas à combler ce vide qui croît à l'intérieur, que sa communication avec le monde extérieur ne faisait qu'empirer. 22 minutes résignées ; l'effort a été fait 20 ans durant, 20 ans à hurler sa solitude plus fort que n'importe qui, 20 ans en vain : personne n'a jamais répondu. À l'instar de l'acte précédent, "Sea of Losers" s'inscrit comme une reprise de ses disques "drone/field-recordings" mais en réfléchi, en mature, en délibéré.
Reste à savoir ce que Juntaro Yamanouchi a bien pu faire pendant 15 ans à l'écart du monde. Vu la volubilité du mec on n'en saura probablement jamais rien. Ça ne devait sans doute pas être bien joyeux, pour que l'homme cesse du jour au lendemain son activité artistique, pour qu'il baisse les bras après s'être battu si bruyamment contre ses démons il a dû subir un désenchantement massif. Mais pour ardues qu'elles aient pu être, les 15 années de silence sont loin d'avoir été vaines. Je pense que c'est ce que raconte Final Tuning, cette dernière pièce qui est probablement la plus déconcertante d'entre toutes, et dont l'hermétisme apparent cache l'acceptation de sa condition par Juntaro, et sa sublimation en un langage qui nous est presque compréhensible. "Final Tuning", qui laisse d'abord entendre un doux enregistrement d'une mélodie distante, comme le lointain souvenir d'un espoir perdu, très vite coupé par un bref silence donnant sur une explosion harshnoise ultraviolente qui fera manquer un battement de cœur et apparaître un cheveu blanc à qui n'y était pas préparé ; 10 secondes d'apocalypse qui finissent par retourner au silence aussi brutalement qu'elles en ont émergé. Le rire inaugural, glaçant, retentit une deuxième fois. Après cela plus rien qu'un silence absolu. D'où surgira une boîte à musique, qui répètera une lente et étrange mélodie, note après note avec une imperturbable régularité jusqu'à la clôture finale. Comprenne qu'y pourra. J'y vois un Juntaro qui, après avoir brutalement tiré un trait sur son passé, conclu dans une brusque catharsis noise son cheminement artistique jusque là, finit par accepter la musique solitaire qui ne s'arrête jamais de jouer au plus profond de lui. Gerogerigegege naît une seconde fois, ce rire est dérangeant à nos oreilles mais sans doute Juntaro l'a-t-il voulu joyeux. Ces petites notes de boîte à musique sont d'une incroyable tendresse – après un disque si puissamment malheureux – et paraissent isolées du reste du monde. Mais la différence avec tout ce que Juntaro a pu produire par le passé, l'inédit est cette régularité tranquille, dépourvue des spasmes convulsifs d'antan. Une musique apaisée, infime, enfin en paix avec elle même ; une musique inconsolable et résignée mais empreinte de beauté. La voie empruntée par Juntaro est d'un intime insoupçonné, tout hanté par ses démons qu'il soit l'homme a enfin pu nous conter sa propre tragédie avec les mots qu'il a lui-même inventé pendant 16 ans de retrait du monde. Tragédie qui résonnera fortement avec celui qui aura la patience d'entendre le sens niché entre les notes.
Chronique provenant de XSilence
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Je t'ai donné la vie... mais on ne m'a pas donné le droit de te la reprendre, 2016 en musique depuis ma chaise avec mon fez et mon regard de braise. et Les meilleurs albums de 2016
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le 2 janv. 2017
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Cette citation n'est pas de moi, c'est Saitama lui-même, principal protagoniste et « héros » de One-Punch Man, qui la prononce après un énième gros vilain dûment tabassé d'un seul coup...
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