Moondance
7.7
Moondance

Album de Van Morrison (1970)

Lorsqu'un artiste réalise deux chefs-d’œuvre coup sur coup, deux albums qui peuvent être, aussi légitimement l'un que l'autre, considérés comme la plus belle réussite de son auteur, la comparaison semble inévitable : elle s'impose même inconsciemment, même lorsque l'on tente d'émettre l'avis le plus objectif possible. Ce n'est pas que Astral Weeks et Moondance soient proches l'un de l'autre ; ils sont tous deux animés, bien sûr, de ce souffle d'inspiration et de cette voix caractéristique entre toutes, jamais lisse, toujours dénuée d'affectation et d'artifice. Mais Moondance emprunte bien plus au jazz et au rhythmn' blues que son prédécesseur : Morrison n'a pas peur d'afficher ses influences, de les citer même (Jelly Roll dans It Stoned Me, Ray Charles dans These Dreams of You). De même, si Astral Weeks n'était pas particulièrement dépouillé pour un album de folk, il le paraîtrait presque face aux chœurs féminins et au saxophone de Moondance, tous deux pour beaucoup dans l'atmosphère chaleureuse et lumineuse qui l'enveloppe.


Ainsi, on serait tenté tout d'abord de voir Moondance comme un album plus "banal", moins audacieux que l'unique et inclassable Astral Weeks, la virtuosité qu'il déployait pour manier les mots et redéfinir les potentialités du langage. Mais en réalité, les deux albums ne peuvent se comprendre qu'en regard l'un de l'autre : alors qu'Astral Weeks était regard vers le passé et ses teintes clair-obscur (du chaleureux Madame George au très sombre Slim Slow Slider, qui invoquait l'image de la mort juste au moment de la clôture de l'album), Moondance incarne une véritable renaissance physique et spirituelle, il est imprégné d'une luminosité que rien ne vient altérer ou obscurcir. Renaissance qui doit autant à l'amour et l'amitié, qu'à la nature. À la vie, tout simplement. La jouissance pure. Ce même sentiment que l'on ressent à l'écoute de l'album.


Dès les premières notes de It Stoned Me, le ton est donné : émerveillement devant le spectacle du vivant, communion avec la nature. L'ennui généré par la pluie qui pourrait gâcher une journée d'été (« Hope it don't rain all day ») laisse place à une volonté d'abandon, un désir de faire corps avec les éléments (« Oh, the water / Let it run all over me »), avec cette eau qui provient directement de la source montagneuse, source de vie et de régénération, incarnation du mouvement (« stream », courant, flux). Un élan vital, pour emprunter un terme bergsonien, qui illumine le paysage comme les regards ( « We saw the man from across the road / With the sunshine in his eyes »). Le style presque enfantin de certaines descriptions, avec l'accumulation d'adjectifs qualificatifs pour « his own little home » ou « great big gallon jar » renforce cette impression de pureté et de simplicité, en contraste avec la poésie extrêmement élaborée de Astral Weeks.


Impossible de parler d'élan vital sans désir : Moondance, la chanson-titre, lui restitue sa place, évidemment de première importance. D'abord l'instauration d'un cadre propice, une nuit d'octobre où tout est musique : musique de la nature (« All the night's magic seems to whisper and hush ») et musique des cœurs (« heart-strings »). Lumière aussi, non plus celle du soleil, mais de la lune, souvent liée à l'érotisme dans la tradition poétique. Cadre parfait pour l'expression du désir inassouvi, son urgence, son impatience et sa fougue (« I can't wait til the morning has come »), désir qu'on tenterait en vain de canaliser et de dissimuler ( « I know how much you want me that you can't hide »). Peut-être la plus belle performance vocale de Van Morrison sur cet album : sa diction saccadée et pourtant vigoureuse, son insistance sur le « can I » fait tout autant écho au titre de la chanson (« dance ») qu'il exprime le mouvement confus du désir, sa volupté et son intransigeance. Le refrain, malgré sa formulation, semble bien plus l'affirmation d'une volonté qu'une interrogation, ou demande de permission.


Avec ces deux morceaux, les plus pénétrants de l'album à mes yeux, tout était déjà dit, ou presque : place maintenant à différentes variations autour de ces mêmes thèmes. Moondance reflétait un désir plutôt conquérant ; à l'inverse, Crazy Love est une mise à nu. Le « I » viril laisse place au « She », éloge de l'être aimé qui illumine littéralement son existence (« brightens up my day »), lui apporte réconfort et consolation, et finalement le rend meilleur (« it makes me righteous »). Le poète, qui se présente ici comme vulnérable, comble cette fragilité par la vigueur qu'il puise auprès de l'être aimé. La voix semble être l'incarnation même de la douceur et de la délicatesse. Sur Caravan, c'est le mouvement du véhicule, autant que la musique de la radio, qui fournit à la chanson son rythme effréné. Le titre emprunte largement à la mythologie gitane, mode de vie proche de la nature et dénué d'artifices, synonyme de pureté et d'un accomplissement décomplexé du désir. Amour et amitié sont convoqués dans un même mouvement conjoint, mais le plus significatif est peut-être cette répétition de « La la la la la... » qui, comme les « love the love to love the love » de Madame George, sont indispensables lorsque les mots ne parviennent plus à refléter les émotions et les sentiments.


Cette première face, exceptionnelle, se clôt sur Into the Mystic, plus contemplative, mais non moins intense. Ici, le paysage décrit n'est plus une réalité sensible, perceptible : il s'agit bien sûr d'une quête spirituelle : « float into the mystic », ou, si l'on préfère, « between the viaducts of your dream ». Voyage qui doit autant à la musique des mots qu'à l'amour, toujours au sens spirituel du terme (« I want to rock your gipsy soul »). Avec « These Dreams of You », c'est sans doute le morceau le plus proche de Astral Weeks ; comme sur l'album de 1968, le regard vers le passé (« back in the days of old ») se double en effet d'une poésie mystique et impénétrable, souvent hermétique à l'analyse, à l'image des Madame George et autres Cyprus Avenue. C'est aussi ce qui en fait toute la saveur.


Une seconde face à la hauteur de la première aurait peut-être fait de Moondance un des dix meilleurs albums de tous les temps (à moins qu'il ne le soit déjà) : il était inévitable qu'elle comporte quelques morceaux plus anecdotiques, comme ce Come Running qui l'inaugure. Sa durée (2:30) est un bon indicateur : chanson la plus courte de l'album, c'est également, à mon sens, la moins ambitieuse. Une chanson d'amour agréable mais qui n'apporte rien de plus : son efficacité provient en grande partie de son refrain entraînant. These Dreams of You est une des chansons les plus énigmatiques de l'album : série d'images indéchiffrables, parfois surréalistes, où l'ange décrit dans Crazy Love se transforme en un être menteur, dissimulateur et cruel, qui abandonne le poète et ignore ses cris ( « you slowly just walked away »). Image dissoute à son tour dans celle, tout aussi énigmatique, de l'assassinat (fictif) de Ray Charles. Particulièrement sombre, These Dreams of You aurait pu dépareiller l'album, mais la musique, avec une belle ligne de saxophone, ne laisse rien transparaître. La voix, en revanche, semble moins maîtrisée, moins sereine : dans les dernières secondes du morceau, elle est presque étranglée.


Brand New Days est incontestablement le morceau le plus abouti de la seconde face : d'une certaine manière, il ne dit pas autre chose que It Stoned Me, mais le fait avec une plus grande délicatesse, une plus grande précision, en adoptant un rythme doux et contemplatif. La détresse des temps passés (« I was longtime hurt and thrown and the dirt »), symbolisé par les nuages noirs (« dark clouds »), est dissipée par l'apparition de la lumière du soleil, qui fait prendre conscience au poète de sa liberté et de toutes les jouissances qui s'offrent à lui sous ce beau soleil matinal (« that beautiful morning sun »). Après l'obscurité des morceaux précédents, son message s'impose avec une clarté et une évidence presque salutaires. Everyone suit logiquement Brand New Day : après la révélation mystique, tout le monde est invité à joindre la danse et à jouir de la vie (« high smile at the passers by »). Mais c'est aussi une invitation à s'allonger dans l'herbe verte et à rêver, à retrouver les viaducs de Astral Weeks. La flûte apporte une touche magique et mystique à cette chanson entraînante. Moondance trouve enfin une clôture parfaite dans Glad Tidings et son entêtant motif de saxophone. Les paroles ne semblent pas avoir grand sens, formant un recueil d'impressions et de préceptes (« But meet them halfway with love, peace and persuasion ») plutôt qu'ensemble structuré, elles semblent s'effacer devant le mouvement de la danse, qui a trouvé le rythme parfait et s'épanouit pleinement. Si l'album semble avoir épuisé son concept et son atmosphère, les dernières notes de Glad Tidings sont toujours une invitation à de multiples réécoutes.


On le voit, il semble impossible de choisir entre Astral Weeks et Moondance : deux œuvres distinctes, deux albums singuliers possédant chacun une tonalité et une atmosphère particulière, mais deux chefs-d’œuvre qui se complètent idéalement et démontrent tous deux le génie éclatant de leur auteur. Et peu importe si la seconde face de Moondance compte des morceaux moins ambitieux et plus anecdotiques : jamais un album n'a si bien incarné la jouissance de l'instant présent, la volupté, la lumière et le mouvement, l'essence même de la vie, en somme.

Créée

le 18 août 2018

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Faulkner

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