Foxtrot
7.8
Foxtrot

Album de Genesis (1972)

En 1971, Nursery Cryme avait mis en place les éléments constitutifs du succès de Genesis, tout en marquant, avec l'arrivée de Steve Hackett et Phil Collins, la réunion de musiciens exceptionnellement talentueux, parmi les plus doués de leur génération : chacun d'entre eux ayant mené une carrière en solo avec un certain succès, fait plutôt rare pour les membres d'une formation qui, souvent, peinent à retrouver l'inspiration après la dissolution de leur groupe. Les sections rythmiques assurées avec rigueur et précision par Collins et Rutherford, les nappes épaisses de Mellotron et d'orgue de Tony Banks, le jeu convulsif et tortueux de Steve Hackett, l'imagination débordante de Peter Gabriel et ses performances vocales très expressives et théâtrales : autant d'éléments qui apparaissaient sur Nursery Cryme, mais encore sous forme embryonnaire, et que Foxtrot va développer et étendre avec une maîtrise accrue pour constituer un des albums les plus marquants de la décennie.


L'album s'ouvre, avec une certaine sobriété, par l'introduction de Watcher of the Skies, entièrement menée au Mellotron : une entrée en matière majestueuse, qui brille avant tout par sa simplicité pourtant puissamment évocatrice. Puis arrivent les soubresauts furieux de la section rythmique du morceau, le jeu virtuose et syncopé de basse de Mike Rutherford et le beat de Collins conjuguant précision et puissance, énergie et rigueur, bien appuyés par les déflagrations de Hackett à l'arrière-plan, formant un rythme frénétique qui donne l'illusion que les sept minutes de Watcher of the Skies s'écoulent comme une chanson de trois minutes. Peter Gabriel livre dès l'ouverture de l'album une performance exaltée qui nous transporte dans un univers épique et fantastique, et transcende les notions de temps et d'espace : le morceau prend place après la disparition de l'humanité, la planète désormais déserte étant observée depuis les cieux par un solitaire extra-terrestre. La tonalité épique de cette vision se double d'un sentiment de mélancolie et de solitude qui se fait poignant à la fin du morceau (Sadly now your thoughts turn to the stars/Where we have gone you know you never can go), après le très puissant break de batterie tandis que la guitare de Hackett semble miauler plaintivement.


Après une ouverture d'un tel calibre, Time Table marque une accalmie bienvenue : les délicates touches de piano qui introduisent et parcourent le morceau, la voix douce de Gabriel contribuent à former une atmosphère apaisée et méditative, propre à la réflexion sur le temps et la vanité humaine que développe le texte, écrit par Tony Banks. Une antique table en chêne raconte son histoire, perpétuant le souvenir d'une société médiévale idéalisée (A time of valour, and legends born/A time when honour meant much more to a man than life). Mais aujourd'hui, la table est recouverte de poussière et envahie par la moisissure, tandis que les rois et les reines sont remplacés par des rats, symbolisant la perte de ces valeurs et plus globalement, le caractère éphémère de toute gloire et de toute richesse face à la toute-puissance du temps. Sans figurer parmi les morceaux marquants de l'album, Time Table est une jolie pièce d'orfèvrerie à la structure couplet-refrain traditionnelle qui montre que Genesis, bien qu'il soit rattaché au mouvement progressif, conservait également un attrait pour la simplicité dans l'élaboration de ses morceaux.


Time Table permet également une respiration avant le festival baroque de Get 'Em Out By Friday, sorte d'opéra-rock en miniature dans la continuité de Harold the Barrel sur Nursery Cryme. Introduit par des riffs ondulés de Hackett et des lumineuses touches d'orgue de Banks, le morceau est surtout mené par la performance de Gabriel, omniprésent : véritable Protée musical, il donne naissance, avec une impressionnante aisance, à chacun des personnages avec une égale implication émotionnelle et une maîtrise parfaite des contrastes. Le rythme syncopé et menaçant, rappelant la frénésie de The Return of the Giant Hogweed, épouse la voracité et l'inhumanité du promoteur immobilier tandis qu'une mélodie douce et mélancolique dessine la figure pathétique de Mrs. Barrow, menacée d'expropriation. Après une douce échappée instrumentale à la flûte, le morceau nous invite à un bond dans le temps : nous sommes en 2012, et une voix distordue annonce à la télévision que la taille moyenne des êtres humains a été réduite pour permettre aux promoteurs de caser toujours plus d'individus dans un espace toujours plus réduit... Ce noir récit se conclut sur une morale cynique (With land in your hand, you'll be happy on earth/Then invest in the Church for your heaven) qui montre que le capitalisme a étendu son emprise sur la spiritualité, propre à une dernière envolée lyrique de Gabriel qui referme le morceau sur une note mélancolique. Get 'Em Out By Friday est une violente satire de la toute puissance dévastatrice des multinationales et promoteurs immobiliers, machine à broyer impitoyablement l'être humain au service d'une logique de profit toujours plus démesurée. Il s'agit du premier morceau de Genesis à refléter une réalité socio-économique contemporaine, comme le souligne Rutherford dans une interview en 1987 :



Cette chanson avait un certain impact social, surtout pour l'époque. Tous nos textes évoquaient un monde imaginaire peuplé de légendes inspirées par la mythologie grecque ou la science-fiction et cette chanson touchait elle au quotidien.



La première face se clôt sur un des plus charmants morceaux de Foxtrot, un peu occulté par les monuments qui se trouvent à chacune de ses extrémités : introduit par de chaleureux accords de guitare acoustique, avant l'arrivée de la batterie et de l'orgue au troisième couplet, Can-Utility and the Coastliners est une jolie fable écrite par Steve Hackett propre à de magnifiques envolées vocales et instrumentales : le morceau mêle avec bonheur l'ampleur épique de la section instrumentale centrale, menée de maître par Collins et Banks, avec le lyrisme échevelé du chant de Gabriel. Sur une plage, les pages d'un livre abandonnées et dispersées par le vent racontent l'histoire d'un roi qui fondait son pouvoir sur la crédulité de ses sujets, affirmant qu'il contrôlait lui-même le flux et le reflux de la mer : tous les sujets se prosternent devant leur roi (Singing "Crown him, crown him/Those who love our majesty show themselves !"/All bent their knees). Mais le peuple finit par ouvrir les yeux et dans un éclat de rire se moque de son souverain, qui rougit de honte et tombe raide mort...


Sobre introduction de la deuxième face de Foxtrot, le très court Horizons repose sur une jolie mélodie apaisée menée à la guitare acoustique, que l'on peut voir comme une sorte de prélude au monument que l'on s'apprête à aborder. Supper's Ready est en effet un véritable aérolithe, se déployant sur vingt-trois minutes et se découpant en sept sections distinctes. Cette épopée homérique se présente comme l'escapade de deux amants dans un univers onirique peuplée de visions fantastiques et surréalistes, où Gabriel mêle toutes sortes de références : mythologiques, bibliques, relatives à l'inconscient collectif britannique... La première section, Lover's Leap, consiste en une délicate mélodie bucolique basée sur des arpèges de guitare acoustique, et décrit l'irruption du fantastique dans le foyer, s'inspirant d'une expérience occulte que Gabriel affirme avoir vécu avec sa femme Jill. Les chœurs célestes et les délicates touches de piano électrique instaurent une atmosphère au mysticisme envoûtant. La courte deuxième section, The Guaranteed Eternal Sanctuary Man, est marquée par l'entrée de l'orgue de Banks et sa mélodie annonce le fantastique dénouement du morceau : Gabriel décrit les premières visions du couple, qui rencontre un fermier et un scientifique (ce dernier symboliserait l'Antéchrist) avant l'irruption d'un chœur d'enfants assez inquiétant qui comporte une des images les plus étranges du morceau : We will rock you, rock you little snake/We will keep you snug and warm.


La troisième section Ikhnaton and Itsacon and Their Band of Merry Men qui marque l'arrivée de la batterie très puissante de Collins, introduit la tonalité épique dans le morceau en relatant une bataille entre les forces du Bien et du Mal. Les fulgurantes déflagrations de guitare électrique de Hackett, qui répondent aux boucles tracées par Tony Banks sur son orgue, se révèlent particulièrement jouissives et suggèrent à merveille l'ampleur de cet affrontement. Introduisant à nouveau un fort contraste, How Dare I Be So Beautiful? déplore les ravages de la bataille dans un bouleversant registre élégiaque, avec un minimalisme envoûtant (la voix de Gabriel, seule, se superpose sur des notes de piano aux échos prolongés). La figure mythologique de Narcisse apparaît pour se transformer en fleur, assurant la transition avec Willow's Farm. Cette section reste la plus inclassable de l'ensemble : la musique subit de nombreux effets de distorsion, et l'arrière-plan est saturé par des voix et bruits de toutes sortes. La voix de Gabriel, soutenue par la batterie et le Mellotron qui instaurent un rythme très vif, adopte une théâtralité outrée, grotesque voire carnavalesque pour donner vie à ce foisonnant festival baroque de visions colorées et absurdes qui a tout de la farce, culminant dans l'apparition incongrue d'un Winston Churchill travesti. Des harmonies vocales chatoyantes et beatlesques au possible semble rendre un hommage mi-moqueur, mi-admiratif au groupe de Liverpool. Willow's Farm désamorce ainsi la grandeur épique et élégiaque instaurée par les morceaux précédents, selon un procédé proprement shakespearien que Genesis maîtrise à la perfection et qui renforce la structure richement contrastée de Supper's Ready.


Des grondements de guitare précèdent un sobre interlude à la flûte et à la guitare acoustique, qui finissent par se fondre dans la sixième section intitulée Apocalypse in 9/8 (Co-Starring the Delicious Talents of Gabble Ratchet). Retour à la grandeur épique ici, avec ces fantastiques visions d'apocalypse qui doivent moins à la Bible qu'à l'imagination débordante de Peter Gabriel. S'appuyant sur une solide section rythmique assurée par Collins et Rutherford, Banks assure un sublime et virtuose solo d'orgue, qui semble ne jamais devoir s'achever : la section culmine pourtant avec le retour de la voix de Gabriel qui introduit les sept trompettes de l'Apocalypse (jouant du rock'n'roll !) et le personnage de Pythagore qui écrit en lettres du sang une chanson qui n'est autre que... le sublime thème principal du morceau : Hey babe, with your guardian eyes so blue/Hey my baby, don't you know our love is true ?. Supper's Ready culmine vers son irrésistible apogée. Soutenu par les flamboyantes décharges électriques de Hackett, Gabriel chante comme si sa vie en dépendait, avec une implication émotionnelle jusque-là unique dans la musique pop (si ce n'est peut-être, Bowie dans Ziggy Stardust, sorti la même année), et, alors que les âmes des amants se consument, révèle la vision sublime de la Jérusalem céleste. Cette dernière section, As Sure As Eggs Is Eggs (Aching Men's Feet) assure à Supper's Ready une triomphale apogée musicale et à Foxtrot un sommet émotionnel unique.


Alors que les « suites » composées par les groupes de rock progressif s'avèrent bien trop souvent boursouflées, avec des musiciens soutenant difficilement l'ampleur et les exigences techniques de leurs ambitions, Foxtrot s'approche de la perfection dans la mesure où son ambition est toujours justifiée par l'éblouissante virtuosité de ses différents musiciens : une maîtrise technique toujours subordonnée à la recherche de la beauté de la forme, et qui ne tombe jamais dans d'arbitraires et stériles démonstrations de talent. Mais ce qui fait la clé du succès de Genesis réside aussi dans sa profonde humanité : là où King Crimson développe une poétique du chaos et une vision cynique et absolument dénuée d'humour du monde, les performances de Gabriel reposent sur une implication émotionnelle sans failles et le chanteur donne l'impression de développer un véritable attachement à l'égard des personnages qu'il génère. Les morceaux les plus réussis constituent ainsi de véritables ascenseurs émotionnels, nous plongeant tour à tour au cœur d'épiques batailles homériques, dans de sublimes déplorations élégiaques ou de grotesques festivals baroques remplis de visions surréalistes. Un imaginaire qui se déploie en complète corrélation avec la musique qui le nourrit et le matérialise : la fusion absolue du fond et de la forme, n'est-ce-pas là l'essence même de la perfection ?

Faulkner
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le 23 juil. 2019

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