Narkopop
7.2
Narkopop

Album de Gas (2017)

We call it Voigt Kampff for short.

Il y a des retours qu'on attend pas, qui inquiètent, dont on ne comprend pas la raison d'être, qu'on pense regretter ; d'autres qu'on attend, avec plus ou moins d'impatience, qu'on a fantasmé longtemps. Ces dernières années n'auront pas été en reste de ces comebacks attendus ou inattendus. Parmi tant d'autres, on espérait depuis toujours le deuxième album des Avalanches, on n'osait pas croire à un nouveau My Bloody Valentine, on se serait bien passé d'un nouvel American Football (mais ça vaut toujours mieux qu'un nouveau Green Day, Blink-182 ou sum 41 non ?), on ne dit pas non à un nouveau dälek, qui pensait voir un jour un nouveau Monkees ? Et puis, beaucoup plus rare ceux là, il y a les retours qui vont de soi. Personne ne s'attendait à un nouveau Gas bien sûr, 17 ans après les derniers faits d'armes de l'aventurier teuton des infra-basses séraphiques, mais une fois le choc accusé la démarche n'apparait pas si étrange. Elle semble même logique – pourvu qu'on accepte que l'entité Gas s'est simplement perdue dans une faille spatio-temporelle durant tout ce temps – tant cette musique a toujours été fondamentalement atemporelle.


La techno ambient de Wolfgang Voigt est taillée pour résister aux affres du temps. Réécouter aujourd'hui Gas, Zauberberg, Königsforst ou Pop n'équivaut pas vraiment à se replonger plusieurs dizaines d'années en arrière. Électron libre au delà des modes lorsqu'il déroule ses beats sourds pour mieux les dissimuler sous terre et nous en faire parvenir l'écho lointain, lorsqu'il tisse ses entrelacs de samples, boucles et drones en des couches superposées qui évoluent comme en autonomie, traitées par un lo-fi qui les unit sous une seule et même matière ; Voigt ne fait rien d'autre que de sculpter des morceaux d'éternité. Son but avoué a toujours été de représenter dans sa musique l'atmosphère d'une forêt, chaque nouvel album se parant d'une nouvelle photographie sylvestre et se proposant d'attaquer la formule Gas sous un angle d'approche différent, de la même façon que chaque pochette baigne dans une nouvelle couleur. De cette façon, Narkopop s'impose a posteriori comme une évidence ; avec son bleu froid, il est simplement une couleur supplémentaire, visuelle comme musicale, vouée à être abordée un jour où l'autre dans cette discographie. Il ne serait pas moins étonnant que Voigt décide de poursuivre et de sortir encore d'autres opus dans le futur, à la suite de celui-ci, tant sa formule à la fois simple et riche laisse miroiter dans notre imaginaire des possibilités infinies.


Narkopop, s'il s'inscrit sans doute possible dans la lignée tracée par son illustre fratrie, se démarque néanmoins et témoigne de la maîtrise supplémentaire acquise par Voigt ces deux dernières décennies (le long de la liste sans fin de ses projets sous d'innombrables alias). Jamais un disque de Gas n'aura été aussi varié, et jamais ces couches sonores n'auront paru si souples, si malléables qu'ici. Durant les 10 minutes de "Narkopop 2", la machine à loops de Wolfgang est en panne ; les samples de cordes en cage s'évadent, se déploient et, libres de leurs mouvements, s'autorisent des variations, des virées épiques, presque baroques. Et l'impression pour votre serviteur d'assister à une chevauchée de Valkyries dans les nuages, sous la pluie battante. Jamais la techno n'aura-t-elle été autant mise à l'écart. Pop, feu-l'ultime album de Gas, ne disposait en comparaison que de deux pistes techno, mais celles-ci l'étaient farouchement, ne lésinant pas sur les beats pour marquer le contraste avec le reste. Tandis que sur Narkopop, on trouvera certes une durée plus grande accordée aux beats, mais ceux-ci sont enterrés plus profondément encore, et ralentis jusqu'à être réduits par endroits à une simple pulsation sourde de fond, incarnant plus que jamais la bonne vieille image du battement de cœur – est-ce celui de l'auditeur, qui marche dans cette forêt abstraite au décor incertain ou bien celui de la forêt elle-même, bien vivante et réorganisant ses entrailles à mesure que les samples et drones qui la constituent mutent et changent de peau, en perpétuelle réinvention. Même un titre aussi surprenant que "Narkopop 5", avec ses beats d'une rare âpreté, très physiques, industriels, délivre finalement une violence ouatée, adoucie par les drones qui l'enveloppent au premier plan. Il faudra attendre "Narkopop 10" et son épique quart d'heure conclusif pour que la techno vienne reprendre ses droits, avec ses crescendos et decrescendos de synthés en transe.


Les influences ne cessent d'affluer, surprenantes (les beats indus de la 5ème, les harpes de la 6ème...) ou non. J'ai déjà abordé l'influence du classique au travers de "Narkopop 2" (il faudra aussi citer sa jumelle maléfique "Narkopop 9"), qui voit sa pâte sonore faire une place très nette non seulement aux cordes, mais également à ce qui ressemble à des cuivres ou des bois (encore qu'avec le lo-fi ambiant il est difficile de distinguer un hautbois d'un synthé gracieux), mais une autre source d'inspiration abonde dans cet album, du début à la fin : la bande originale de Blade Runner. J'ai l'air un peu bête en disant ça ; d'une part on pouvait déjà l'entendre un poil sur les opus précédents et d'autre part tout le monde s'est tellement réclamé de cette BO que c'est presque devenu une tarte à la crème. Mais n'empêche. Il suffira d'écouter les pistes 1, 3, 4, 6, 8... vous avez compris, jusqu'au grandiose final de la 9 qui nous replonge en plein dans ce vertige de tours de bureaux gigantesques et de pyramides improbables sur fond de ciel ocre orange. Plus très forestier comme imagerie tout ça, je perds la main... Quoique tout cela fait parfaitement corps avec la sauce Gas, la barbe broussailleuse de Vangelis trouvant en ces terres sauvages une très belle émulation.


Il ne me reste plus qu'une chose à faire ; une confession. Alors j'aurai incessamment vanté les mérites de cet album qui se réinvente, varie les atmosphères, fait évoluer ses couches de son et ne se complait pas dans le loop infini, etc, etc. Certes. Mais voilà, je ne suis au fond qu'un incorrigible esprit contradictoire car quand bien même c'est par sa versatilité que Narkopop me séduit, sa piste qui me hante le plus est la 7ème. Que je n'avait pas évoqué jusque là pour la simple raison qu'elle s'oppose au reste en se complaisant dans la plus pure boucle sonore radieuse – sur fond de pulsation lente et extatique. Une stase absolue, dénichée avec un flair à en rendre vert de jalousie un Basinski ou deux. 9 minutes de pure félicité dévorante durant lesquelles je suis projeté au cœur d'une étoile brûlante. À chaque occurrence du beat, l'ensemble de mon corps se désintègre en des milliards de particules, consumé par l'astre irradiant. Et des lambeaux d'âme partent en fumée.


Difficile après un tel constat de ne pas clamer haut et fort que Narkopop, avec ses fières 78 minutes, réussit systématiquement tout ce qu'il entreprend. Encore plus difficile de s'imaginer qui saura faire mieux cette année, quand bien même le mois d'avril n'est même pas terminé. Pas très fair-play de ta part Wolfgang...




Chronique provenant de XSilence

TWazoo
9
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes 2017 en musique d'une traite dans mon assiette avec mon corps d'athlète et mon œil d'esthète, Les meilleurs albums de 2017 et Wazoo débarque en techno

Créée

le 17 avr. 2017

Critique lue 704 fois

13 j'aime

T. Wazoo

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